Edimbourg, maison familiale des Wickham, 2011.

Chez les jumeaux, il y en a souvent un qui est plus grand que l’autre, plus fort, en meilleure santé… Et puis, il y a l’autre. Et l’autre, c’était moi. La déception de mon père, l’enfant perdu, sourd, celui qui prenait la main de son frère, pour ne pas être laissé en retrait, m’accrochant ainsi au seul soutien dont je disposais. Anaël avait toujours été là pour moi, pour pallier au manque de considération des autres, qui ne prenaient même pas la peine d’articuler, ou de me parler en face, pour que je puisse lire sur leurs lèvres. Pourtant, j’étais jaloux de lui, de la fierté qu’il inspirait à notre père alors que je restais dans son ombre, effacé, inexistant pour le reste de notre famille. Au fond, je reportais ma frustration sur la seule personne qui tenait vraiment à moi… « Promet-moi de ne jamais m’abandonner, Enoah. » Avec sa prévenance habituelle, il avait signé chacun des mots qu’il avait prononcé, avec sa grâce et son don inné pour réussir absolument tout ce qu’il entreprenait. « Je te le promets. » Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il prenait ma main dans la sienne, entremêlant nos doigts avec cette tendresse naturelle qu’il ne réservait qu’à moi et à moi seul. « Nous deux, on sera toujours plus forts que tous les autres, Eno’. Parce qu’on se protège et personne ne pourra nous faire du mal, pas vrai ? » Je hochai la tête mécaniquement, sachant très bien que comme toujours, ce serait lui qui empêcherait les autres de m’oublier, de m’écraser. Et c’était plus fort que moi, je détestais être la moitié vulnérable de notre duo. Pourtant, il ne semblait rien remarquer. Bien sûr, je l’aimais, plus que tout. Mais une part de moi ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’il n’ait jamais existé. Si j’avais été seul, personne ne m’aurait comparé à un être en tout point identique et supérieur à celui que j’étais. Chaque jour, notre père me rappelait qu’Anaël était le fils dont il avait toujours rêvé, un fils qui le rendait fier et qu’il trouvait parfait en tout point. Ce jour-là ne faisait bien sûr pas exception. « Anaël, viens me voir. Je dois te montrer le nouvel étalon que j’ai acheté spécialement pour toi. C’est un abraxan pure race, digne de mon successeur. » Intrigué, mon frère plongea son regard dans le mien avant de m’entraîner dans la direction de notre père. Sans doute pensait-il que ce cadeau était le notre, ne tenant pas compte du fait que ce dernier ait parlé au singulier. Pour lui, il était évident que nous allions de paire, comme si nous ne faisions qu’un à ses yeux. De mon côté, je me sentais étranger à tout ça. J’avais l’impression d’être son son triste reflet, et non pas son égal, son jumeau. Cette impression ne venait pas de lui bien entendu, mais c’était plus fort que moi, je lui en voulais de me surpasser en tout. Malgré l’amour que je lui portais. « Comment s’appelle-t-il père ? » Le regard sombre de notre paternel se posa sur moi, m’oppressant comme lui seul savait le faire. « Qui ça ? » Les doigts d’Anaël caressèrent ma main, distraitement, alors qu’il lui répondait, le plus naturellement du monde. « Eh bien, notre étalon. » Arquant un sourcil, le patriarche de la famille se tourna alors vers son héritier avant de poser sa main sur son épaule, dans un geste protecteur qu’il ne m’avait jamais adressé. « Il est à toi, mon fils, tu lui donneras le nom que tu désires. » Mal à l’aise, j’avais le sentiment d’être un voyeur. Comme si j’épiais une conversation privée à laquelle, je n’avais aucunement le droit d’assister. « Mais… Et Enoah ? » Mon cœur se serra face à son visage confus… Mon pauvre petit frère, si naïf… Etait-il si aveugle ? Ou ne voulait-il simplement pas voir la réalité ? Je lui en voulais de m’imposer encore et encore le rejet de notre père alors que s’il avait su l’accepter, j’aurais pu simplement l’ignorer. Du moins, j’aurais pu essayer. « Vous êtes jumeaux, mais vous n’êtes tout de même pas obligés de tout partager. Ne sois pas ridicule, Anaël, tu es grand à présent, tu peux avoir tes propres affaires. » Instinctivement, ses doigts se resserrèrent autour des miens, mais j’étais bien trop épuisé, blessé, pour me battre avec le même acharnement que lui… Pourtant, lorsque ma main lâcha la sienne, un sentiment de culpabilité m’envahit face à la surprise qui hantait son regard. Pensait-il que je l’avais trahi ? J’aurais voulu lui dire que j’étais désolé, que je voulais juste m’éloigner de notre père et de son regard déçu, désintéressé. C’était lui qui s'était mis entre nous. Et alors qu’il l’entraînait vers l’écurie, je lui adressai un dernier mot, en langage des signes, qu’il était le seul à avoir appris, pour moi. Pardon.



Londres, Ste Mangouste, 2016.

Mon regard ne lâchait pas le sien, comme pour le défier, lui donner tort. Je n’étais pas malade et cette pseudo dépression qu’il m’attribuait n’était qu’un état de deuil perpétuel qu’il ne pourrait jamais saisir. Qu’importe les études de médicomagie qu’il avait suivi pour en arriver là, que savait-il du lien si précieux, si complexe qui m’avait uni à mon jumeau ? Ce n’était pas un tas de parchemins jaunis qui pouvaient l’aider à comprendre ce qui se passait dans mon esprit. « Bien, tu n’as vraiment rien à me dire, Enoah ? » Un soupir s’échappa de mes lèvres et j’espérais – bien que je ne puisse pas l’entendre – qu’il traduisait fidèlement le sentiment de lassitude qui m’envahissait. « Qu voulez-vous que je vous dise de plus ? On a eu cette conversation un millier de fois déjà… » Je ne voyais pas vraiment l’intérêt de m’asseoir en face de lui, chaque semaine pour lui répéter mot pour mot la même chose et obtenir les mêmes réponses formatées. Mais puisqu’il voulait jouer à ça, puisque c’était le seul moyen d’en finir et d’acquérir les potions qui m’aidaient à trouver le sommeil, alors j’allais lui donner ce qu’il désirait. « C’est de ma faute. » Et je le pensais réellement. Tout ce qui s’était passé était de ma faute… Anaël avait disparu et au cours des mois qui venaient de s’écouler, j’avais du me rendre à l’évidence : je ne le reverrai jamais. A cette pensée, la douleur se réveilla à nouveau en moi, comme une plaie mal cicatrisée. Jamais je ne pourrais guérir, quand allaient-ils tous l’admettre ? J’avais perdu une partie de moi et aucune magie ne pourra combler le vide insondable que mon frère avait laissé derrière lui. Je devrais tout simplement vivre avec. Ou survivre. « Mais Enoah, tu n’étais même pas là le jour où s’est arrivé… » Vraiment, cet homme - tout médicomage qu’il soit - ne comprenait rien. « Justement ! Je n’étais pas là ! Je lui avais promis de le protéger… de tout. Et j’ai refusé de l’accompagner, parce que je lui en voulais. J’étais énervé à l’idée de devoir le suivre, comme toujours. L’envie m’a dévoré… Je ne supportais pas de le voir voler sur ce magnifique étalon, de le monter à mon tour en sachant que c’était le sien et que notre père ne m’aimait pas assez pour m’offrir ne serait-ce qu’un animal malade. » La colère me brûlait de l’intérieur et j’étais incapable de la retenir, de me calmer. C’était plus fort que moi, je devais déverser mon venin, ma haine et surtout ma culpabilité… « Je ne pouvais plus le regarder sans me souvenir que je n’avais pas d’existence propre, que j’étais contraint à vivre sa vie par procuration… Je ne vivais que parce qu’il acceptait de partager sa place avec moi et même s’il me l’aurait donné volontiers s’il avait pu, je ne pouvais m’empêcher de désirer qu’il n’ait jamais vu le jour… J’aurais voulu être unique, être digne de l’amour de notre père. Il me l’avait volé, malgré lui et j’ai désiré qu’il disparaisse… Maintenant, il n’est plus là et c’est ma faute… J’ai eu ce que je voulais… » C’était vrai, j’avais inconsciemment émis le souhait d’être seul, de ne pas avoir eu de jumeau, mais au fond, je ne l’avais jamais vraiment pensé. La colère avait déformé mes désirs, elle m’avait aveuglé. En réalité, mon père était le seul coupable dans cette histoire, c’était à lui que j’en voulais. Mais il était tellement plus facile de rejeter la faute sur Anaël. Parce que je savais que, quoi qu’il arrive, il m’aimerait toujours. J’étais tellement persuadé de ne jamais le perdre que j’étais impitoyable avec lui. Et maintenant qu’il n’était plus là, je crevais de douleur à l’idée de l’avoir tant blâmé pour de fausses raisons. Sans lui, je n’étais pas plus fort, ni même plus doué… J’étais exactement le même. Mais à présent, j’étais seul. Et loin de m’aimer davantage, mon père me tenait pour responsable de la perte que nous avions subie. A ses yeux, j’aurais dû partir avec Anaël et disparaître à sa place. Depuis ce jour, il m’avait bien fait comprendre que je devais faire de mon mieux pour arriver à la cheville de mon frère et tant qu’à n’être qu’une pâle copie, je devais lui apporter le moins de déshonneur possible. C’était écœurant… « Tout ça n’était qu’un accident, Enoah. Un terrible accident… Mais rien n’aurait pu changer ce qui s’est passé ce jour-là, tu dois cesser de tout porter sur tes épaules… » Un rire amer monta dans ma gorge, et je ne cherchais pas à le retenir. « Mais c’est ce que l’on attend de moi pourtant… Mon père espère juste que je choisirai d’unir notre famille à celle d’une héritière acceptable, que j’obtiendrai mes BUSES et mes ASPICS, là où Anaël aurait brillé de par son excellence… » Ce que mon père ignorait c’est que je m’étais promis de rendre Anaêl fier de moi… Je l’avais trahi et jamais je ne pourrais me le pardonner. Mais il allait à présent vivre à travers moi, à travers chacune de mes réussites et pour ça, j’étais prêt à travailler dur. Les livres dans lesquels j’aimais me réfugier durant mon enfance allait enfin être mes alliers et j’allais être fort pour deux. Je devais à tout prix me racheter, honorer sa mémoire. Tant qu’il vivrait en moi, il ne disparaîtrait jamais complètement.
Perdu dans mes pensées, j’en oubliais de lire sur les lèvres du médicomage et quand je reportai enfin mon attention sur lui, il me tendait les potions salvatrices qui m’aideraient à trouver le repos, sans cauchemar. « Voilà, n’oublie pas de respecter la dose prescrite. » Pressé de mettre fin à la séance, j’acquiesçai, prenant les flacons avec précaution avant de me lever pour quitter rapidement la pièce. Une fois dehors, j’inspirai profondément pour chasser les vertiges qui s’étaient soudain emparés de moi. Je détestais ces séances où je devais faire face à la situation, raviver les souvenirs douloureux, alors que je me battais chaque jour pour les repousser au loin, pour qu’ils me laissent vivre en paix.
Encore une journée sans toi. Combien d’autres suivront encore ?

Poudlard, la bibliothèque, 2021.

Une main étrangère se glissa sur mon épaule avant de descendre vers mon torse, tandis qu’un souffle chaud venait effleurer mon cou. Plongé dans mon livre, je faisais mine d’ignorer le jeune homme qui essayait de m’arracher à mes révisions afin de m’entraîner dans une activité moins… studieuse. « Pas maintenant… » Ses lèvres se posèrent sur ma gorge, m’arrachant une multitude de frissons. Pourtant, il n’insista pas et s’écartant lentement de moi, il vînt s’asseoir sur le fauteuil placé en face du mien. M’extirpant de ma lecture, je levai les yeux vers lui afin de lui accorder quelques minutes d’attention. « Je sais que t’aimes pas qu’on vienne t’importuner pendant que t’étudies, mais… » « Pourquoi tu le fais alors ? » Il accusa le coup, rougissant légèrement. Bien évidemment, je savais pourquoi il était venu me voir. Après tout, nous n’étions pas seulement camarades ou encore amis. La véritable utilité de notre lien se situait ailleurs… Et il détestait que je le force à le dire. « Tu sais très bien pourquoi je suis là ‘Noah… » Haussant les épaules, je continuai à l’observer, sans un mot. Si j’avais voulu prendre du bon temps avec lui, je serais venu le voir, il le savait pertinemment. Alors tout ce bavardage ne me disait absolument pas ce qu’il était venu faire là. « Écoute, je sais que tu ne vas pas apprécier, mais t’es bizarre… Je veux dire, plus que d’habitude… C’est encore à cause d’Ezechiel, c'est ça ? Oublie-le… » Mais à quoi il jouait là ? Il tenait vraiment à s’aventurer sur ce terrain-là ? Parce qu’il ne savait vraiment pas ce qu’il risquait en s’immisçant ainsi dans ma vie privée... Je lui donnais accès à mes draps, à mes bras, à mon corps, mais le reste ne le concernait absolument pas. « La ferme ! » Sans m’en rendre compte je m’étais levé, le toisant de toute ma hauteur. « Tu ne sais même pas de quoi tu parles… Sans compter que ça ne te regarde absolument pas… » Excédé, je balançai le livre à travers la table, me retenant de justesse de lui envoyer en pleine figure. Je ne supportais pas que qu’on vienne me faire la morale, se mêlant de cette façon de ma vie intime... Ce qui s’était passé entre Ezechiel et moi ne regardait personne. Surtout pas mes amants occasionnels. « Pardon… Tu me manques… C’est tout… » Et alors ? Qu’est ce que ça pouvait bien me faire ? Après tout, je ne lui avais rien promis. « Au cas où ça t’aurait échappé, je ne suis pas ton mec et on ne forme pas un couple… » En lui déversant ces paroles acides, je ne m’attendais pas à le voir blêmir de la sorte. Au fond, je m’étais imaginé qu’il ne tenait pas vraiment à moi. Peut-être parce que ça me semblait plus facile ainsi, mais je m'étais trompé, je l’avais blessé. Sans parvenir à me sentir coupable pour autant. J’étais las de me sentir responsable de tout... Pire encore, j’étais amer et irritable. Mais peut-être me serais-je fait pardonner en lui donnant ce qu’il était venu chercher, s’il n’avait pas fait l’erreur de me parler d’Ezechiel. Personne n’aimait se souvenir des vieilles blessures, surtout lorsqu’elles étaient encore douloureuses. Avec lui, j’avais cru que pour une fois, je passerais au premier plan. Dans ses yeux, j’avais cru me voir, moi, et non pas un reflet fade, une copie d’Anaël. Juste moi. Mais il m’avait trahi. Il ne m’avait jamais aimé, j’en avais la preuve à présent. Puisque, étant un semi-veela, il ne pouvait tomber amoureux qu’une seule fois dans sa vie. Et contrairement à ce que j’avais pu croire, je n’étais pas l’heureux élu. Tout ça n’avait été qu’une pathétique illusion, puisqu’il avait préféré la choisir, elle, plutôt que moi. Depuis, je ne pouvais pas lui parler sans qu’une rancœur et une colère tenaces ne remontent en moi comme un poison dévastateur.
Appuyé contre la table, la respiration saccadée, je ne m’étais même pas aperçu que tout mon corps s’était crispé sous la rage. J’en avais même oublié mon amant, jusqu’à ce que ce dernier ne vienne caresser mon bras. « Excuse-moi… Je ne voulais pas te rappeler tout ça… Ça ne me regarde pas, tu as raison… » Tout était de sa faute, je lui en voulais de venir assombrir mon humeur alors que j’étais parvenu à me plonger dans mes livres et mes parchemins de cours, oubliant le reste. Certes, je n’étais pas très doué pour oublier. Au fond, où que j’aille, mes démons me hantaient, se glissant dans la moindre de mes failles pour me plonger dans une nouvelle crise de fureur. Et ce n’était pas la première fois que mon amant en faisait les frais. Pourtant, il était encore là, comme s’il ne se souvenait plus de mon caractère instable, de mon esprit déchu, désillusionné avant l’heure. Peut-être était-ce pour sa tenacité exemplaire, que je le gardais à mes côtés, ou peut-être que, même si je ne croyais plus en rien, j’avais encore besoin de ces étreintes charnelles. Elles me gardaient en vie. « Reste. Juste pour ce soir. »