« Ceci va surement te paraître étrange mais… J’ai pensé que tu aimerais savoir que ton hibou n’était pas arrivé à destination. Il s’est écroulé à mes pieds et n’était pas en état de voler en dehors du château, encore moins à travers le pays. Je m’en suis occupée comme j’ai pu, mais je crois qu’il a besoin de repos. J’ai ouvert la lettre pour savoir où l’envoyer mais l’écriture était trop illisible pour que je déchiffre, je te renvois donc ton animal et la missive, ça serait dommage que ça se perde, je crois, même si tout cela ne me regarde pas… En espérant qu’il arrive à bon port cette fois.

PS ; ne t’acharne pas à faire voler cet animal, il n’est clairement pas apte à tenir le coup… »

A ;

« Je doute que l’on puisse dire mon acte qu’il s’agit d’une gentillesse, mais au fond, qu’importe.

Pour répondre à ta question et ce même si mon avis n’est pas forcément le bienvenue, je pense que cela intéresse la personne à qui la première lettre était destinée, non ? Surement, elle aimerait recevoir des nouvelles. Je crois que je détesterais qu’une lettre de la sorte s’égare, quand bien même la seule personne à qui je pourrais écrire ce genre de chose ne mérite pas mon attention ou ma confiance. Tu devrais continuer à écrire, je suis presque certaine que cela lui ferait plaisir, même si ce ne sont pas mes affaires. En outre, un lien, un contact en dehors de cet asile que devient parfois l’école, ça ne s’abandonne pas… Il est trop facile de devenir fou entre ces murs, les gens en attendent trop, avoir une perspective extérieure est quelque chose de précieux, quelque chose qu’il faut entretenir. Je crois que je serais prête à beaucoup pour avoir ce genre d’échappatoire…

Ne t’en fais pas pour ton hibou, les petits trajets semblent lui convenir et il ne m’embête pas.»

A ;

« Il arrive que les gens soient cruels car c’est le seul langage qu’ils connaissent, car en dépit des efforts, les remparts ne veulent pas tomber. Ils sont aigris, ils piquent, cassent, mais au fond, ils mourraient à petit feu si les attaques stoppaient, si on arrêtait de s’écraser contre les murailles qu’ils montent pour se protéger. Certains, je crois, ne savent simplement pas parler ou se laisser aller à montrer leur faiblesse, parce qu’être tendre et aimable, c’est être vulnérable, c’est perdre toute force, toute accroche, c’est prendre le risque de tomber. L’acharnement, c’est une assurance, une promesse sourde et discrète, quelque chose qui se révèle doucement. Répéter les mêmes actions encore et encore en espérant un résultat différent à chaque fois est peut-être le paroxysme même de la folie mais certaines personnes en valent la peine, autrement le monde s’écroule.

Je ne sais pas pourquoi j’ai renvoyé la lettre ni même pourquoi je continue à répondre aux missives qui arrivent. Peut-être parce qu’au fond, je suis ce genre de personne qui à force d’avoir été jugé trop vite a perdu toute capacité à s’exprimer autrement qu’en laissant les gens se heurter violemment à mes défenses. Peut-être qu’il y a là mes angoisses face à cette école qui me bouffe encore vive.

A défaut de savoir réellement, je lève ma plume au hasard provoqué par un hibou malingre et fatigué. »

A ;

« Et que faire lorsqu’on ne sait pas s’empêcher de repousser les autres ? Lorsque les gens en attendent trop de nous et nous poussent à devenir des monstres, des ombres de nous-même ? Les autres… Les autres sont mon enfer tout comme je suis le leur. Ils pensent tous me connaître, me cerner, me juger, je donne juste ce qu’ils attendent de moi, cette performance, cette attitude vile et froide qu’on désire en me voyant arriver. Ce n’est qu’un spectacle, une grande mascarade. J’ai parfois l’impression d’être une mauvaise actrice, j’ai parfois l’impression de n’être qu’une mise-en-scène et que tout le monde peut voir mes défauts, mes faiblesses. J’ai fait trop de mal par le passé pour qu’on se montre indulgent à mon égard, pour qu’on épargne. Ils attendent tous que je tombe, hors d’haleine, chiens affamés prêts à se jeter sur ma carcasse, me faisant payer mes affronts, mon ambition.

A quoi bon s’acharner ? Pour ne pas leur donner la satisfaction de tomber. Trébucher, je peux gérer… tomber, jamais. J’ai été abandonné avant même ma naissance par des gens qui m’ont jugé, qui ont jugé les miens, qui se sont pensés mieux que moi et qui m’ont fait payé pendant des années d’être différente, de porter un poids sur mes épaules. Que veulent-ils d’autre ? Ils souhaitent que je m’écrase et que je reste tête baissée ? Non, l’acharnement, celui qui me ronge, c’est cette envie de leur prouver qu’ils ont eu tort, tellement tort, de nous traiter comme de la raclure, ceux de mon sang et moi.

Au final, nous mourrons tous, plus rien ne compte, certes… à moins d’entrer dans la légende, à moins de faire quelque chose de grand, de marquer son temps.

C’est étrange parce que tout ça, je n’arrive pas à le verbaliser. Mêmes mes quelques amis ne connaissent pas mes pensées, malgré la confiance que je peux leur accorder, tout comme ils ne savent pas à quel point j’ai peur à l’idée de les chasser une fois de trop. Je crois que je suis cassée, qu’une pièce ne fonctionne pas et que la défense compense, devenant attaque pour plus d’efficacité… Et pourtant, les maux sont bien là, preuve en est je m’épanche sur un morceau de parchemin comme une idiote sur son journal. Et ça me soulage.

Je ne sais pas réagir correctement, tu t’en doutes surement. Je crois que parler de moi et ma façon de te dire qu’en retour, je te lis. »

A ;

« Tu as tort. Tout est pardonnable. Si le pardon n’existait plus, que serions-nous ? Des animaux, des chiens jetés en pâture à la grande roue de la vie. Elle existe cette roue, tu sais ? Je l’ai vue écraser tant de monde, des innocents et des coupables. Je l’ai vue éviter des innocents et des coupables. Mais à la fin, on lui appartient. A la fin, elle nous écrase tous. Le pardon est une chose, la roue en est une autre. Si personne ne te pardonne, cela ne veut pas dire que tu ne dois pardonner à personne. Même si cela te compromet, risque de te faire tomber. On finit toujours par se relever. Quoiqu’il advienne, on peut se relever. J’imagine qu’il suffit d’y croire.

Juger quelqu’un avant de le connaître est terrible – mais humain. Ne dit-on pas que la première impression est la bonne ? Ne te fais pas d’illusions. Tout le monde le fait, tout le monde l’a fait, tout le monde le fera. Prédestiner un enfant à une vie heureuse est horrible ; prédestiner un enfant à faire des choses est ignoble mais, encore une fois, terriblement humain. C’est de l’espoir et de l’espoir, il en faut. L’espoir fait vivre et, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Est-ce que cela fait de nous des immortels ? des gens qui, comme tu dis, marqueront les pages ensanglantées de l’histoire ?

Non. La roue nous écrase tous.

Ne t’imagine pas que, dans cinquante ans, on écrive des odes à la joie en ton honneur. N’imagine pas que tes faits et gestes seront décrits dans tous leurs détails dans des thèses et mémoires d’étudiants. Même le Survivant s’effacera. Rien n’est définitif ou immortel : tout est éphémère et on risque de se faner, de mourir à chaque instant. C’est pour ça que la vie est belle, qu’il faut oublier ceux qui sont jugés et ceux qui nous jugent. Cette obstination que tu as à démontrer ce que tu es est louable – mais songe que chaque instant passé à s’entêter et un instant perdu à vivre simplement. On a toute l’éternité pour être mort et un petit vent d’éphémère pour nous souffler dans les cheveux. Je peux tout te démontrer, tu sais ? Toutes les raisons de profiter sans s’entêter, de se fiche des autres comme de leurs jugements et regards. N’hésite pas à demander. Ce serait un véritable plaisir.

Je suis bien idiot, de te parler de la vie ainsi. La mort est terrible : je crois qu’elle entoure chacun de nous. Je n’ai jamais beaucoup demandé, juste une famille heureuse et une vie heureuse. Et je les avais, ces vœux, ces demandes. Tu crois que la mort nous choisit ou bien nous la choisissions nous-mêmes ? A moins que ce ne soit nos choix ? La mort est vindicative et la vie, fragile.

Je pose trop de questions, pardonne-moi. Je m’emporte, je m’enflamme sur cette lettre qui ne reflète qu’une désespoir profond et morbide.
Tu penses qu’ils arrêteront un jour de nous juger ? »

H.

« J’ai beau m’acharner à me dire que j’ai le choix, je réalise que mon passé m’empêche de changer, réellement. Manque de constance, perte de crédibilité, si je baisse ma garde, je me ferais écraser par les conséquences de mes actions antérieures. Alors oui, la roue tourne mais pour ma part, je la regarde tourner en attendant qu’elle écrase ceux vers qui je la pousse, l’air de rien… C’est surement nocif et je m’enlise, je m’éloigne de plus en plus de toute possibilité de changement mais voilà, j’ai touché le fond, quoi que je fasse, je n’en sortirais pas. C’était déjà dans mon sang et j’ai accentué chaque défaut de ma personnalité en leur prouvant qu’ils avaient raison…

Non, ils n’arrêteront jamais de juger, simplement parce que même sans le vouloir, nous le faisons aussi, je crois. La preuve, on les juge de nous juger, cercle vicieux.

Pour ce qui est de la notoriété… je crois que je préfère prendre le risque de me perdre dans la bagarre, rester quelques décennies dans les mémoires mais au moins avoir un peu choisit mon sort plutôt que de subir… On a orienté mon jugement, on m’a grandement aidé à devenir le monstre que je suis, mais j’ai décidé de m’en servir.

Mon seul regret, c’est de ne pas en avoir. J’aurais aimé être sensible et capable d’arrêter, capable d’épargner les gens, ça ne semble pas dans mes cordes et je m’enferme seule dans mon cauchemar, repoussant méthodiquement tous ceux qui osent essayer de s’approcher pour m’aider. Par fierté, par stupidité. Surement par stupidité, oui. Je préfère, je pense, repousser les gens plutôt que de les voir partir de leur propre chef. Les gens finissent toujours par s’en aller, j’évite juste de leur laisser l’occasion de me décevoir.

Au final, je juge peut-être même plus qu’eux, puisque je les considère comme responsable. Et que je sais qu’ils finiront par m’abandonner à mon sort. Mieux vaut torturer le monde que le laisser imposer la douleur, je ne serais pas à même de supporter qu'on me rende les coups que j'ai donné par défaut de choix, d'autre solution, à cause d'eux et de leurs idées préconçues de gens bien pensants...

J’ai creusé ma tombe, dirons-nous. »

A ;

« H ;

Cela fait une semaine que j’ai reçu ta dernière missive et je dois avouer avoir négligé de répondre. Tu as surement dû penser que j’avais perdu intérêt quant à ces échanges ou bien que je ne voulais plus te lire, encore moins t’écrire, ce n’est pas le cas et je m’excuse de cette absence. Je voudrais pouvoir dire qu’il y avait une raison réelle à cette distance que j’ai imposé sans même savoir comment et pourquoi mais à vrai dire, c’est tellement habituel, toutes ses choses qui me ‘tombent’ dessus sans que j’ose montrer à quel point ça me touche, que ça ne peut plus me servir d’excuse, pas après toutes ses années… Quand un carnage se fait trop récurent, il perd de son intensité, parait-il.

Alors dans ce cas, pourquoi est-ce-que je me retrouve quand même là, comme une idiote, à gratter un parchemin alors que la pluie s’abat tout autour de moi ? Pourquoi ai-je l’impression d’avoir été heurté par un hippogriffe et pourquoi est-ce-que je me sens oppressée de la sorte ? Passons, parler de moi ne me réussis pas.

Je suppose que tu dois m’en vouloir un peu… j’imagine que cela peut paraître étrange mais je sens comme une sorte d’obligation dans mes réponses. Pas une contrainte, mais un devoir. Comme si ma conscience s’amusait à se tordre brutalement pour me punir de ne pas le faire, parce que prétentieusement, présomptueusement, je me pense surement intéressante à lire… ou bien, j’ai besoin d’écrire simplement pour recevoir un retour, pour savoir que mes cris silencieux, déchirants de pathétisme, que mes mots qui alourdissent le papier, sont lus, que quelqu’un sait. C’est la troisième fois que je recommence et j’ai l’impression d’écrire n’importe quoi, encore et encore. Je ne sais pas pourquoi ça m’ennuie, peut-être parce que je t’estime un peu, parce que j’ai peur de finir seule encore une fois, parce que je me dis que si mes propos sont sans saveur, tu ne répondras plus… Au fond, c’est probablement pour ça que j’ai mis si longtemps à répondre, ce reflexe idiot de fuir avant d’être abandonnée, pour avoir l’impression de choisir…

Il y a trois jours, j’ai réussi à admettre que ce n’était pas la solution, que je devais chercher à rattraper les erreurs commises à cause de cette phobie. Mais c’est dur. Les gens qui ont souffert par ma faute ne sont pas capables de pardonner et moi, je n’ai pas la force d’assumer…

Ecris-moi, parle-moi, tes phrases me font réflechir dans le bon sens, là j’ai l’impression de me perdre.»

Celle qui aurait voulu naître avec le cœur gelé.
A ;

« En toute honnêteté, je dois t’avouer que oui, cette peur que tu ne me réponds jamais m’a tordu le ventre. Je dois t’avouer aussi que chaque marque de désintérêt venant des autres me tord le ventre. Peur déraisonnable de celui qui veut exister, s’entourer, être quelqu’un pour quelque chose, quelque chose pour quelqu’un. Le pire, c’est compter et se faire rejeter. Mieux vaut alors être juste mis à l’écart, sans semblant de rejet. Oui, c’est mieux. S’isoler avant de se faire isoler. Je te comprends sur bien des points, A., et je me demande pourquoi je n’ai pas égaré ma première lettre plus tôt.

Je ne crois pas que cela fasse de toi une idiote, d’écrire sur ce bout de parchemin je veux dire. Je crois que cela fait de toi quelqu’un de sain, d’humain si j’ose dire, dans une enveloppe d’aliénés sans cœur.

J’aimerais te dire que je ne suis pas amer mais c’est faux. Le fait que tu m’estimes, que tu me croies certainement comme étant une personne aussi humaine que toi me fait peur. Je sens dans tes écrits un appel, comme tu le dis si bien, un cri de détresse, une réelle souffrance traduite en mots.

La seule chose qui est sans saveur, A., ce n’est pas tes mots : c’est moi.

Ne te sens pas obligée d’écrire. Moi, je dois te répondre. Cela dépasse les mots ainsi je vais essayer de te faire comprendre tout de même : tels cris ne peuvent rencontrer tels silences. Cette souffrance que tu as ou, plus simplement, ce vide se doit de trouver oreille attentive, compréhensive. Je dis assez des morales et des proverbes, des grandes citations et des moments de pure éloquence. Je veux juste être sûr que tu saches que j’écouterais jusqu’à ce que tu t’ouvres, jusqu’à ce que tu laisses entrer et que, enfin, ce monstre de cruauté dont tu te crois faite disparaisse à jamais de tes pensées.

Je me prends peut-être pour un chevalier blanc, pardonne-moi, je m’enflamme.

Ca doit être la pluie. »

H.

Spoiler:

« Si tu veux mes réponses, il va falloir me promettre une chose. Oui, j’en demande beaucoup et oui, je m’arme d’audace en pensant présomptueusement avoir la moindre influence, mais on me pardonnera cet aspect-là de la requête. Après tout, ce n’est pas ça qui est important, pas vraiment. Ce que je souhaite, c’est que tu arrêtes de descendre chacun de tes mots, chacune de tes missives. C’est me prendre pour une idiote que d’imaginer que je répondrais à quelqu’un qui m’ennuie mais outre ce paramètre, outre la plaisanterie latente que je tente d’imposer, je voudrais que tu réalises que ces lettres que tu envoies à une parfaite étrangère, une petite geignarde perdue dans un château fait de courant d’air, ces lettres sont attendus et qu’il n’y a rien de stupide dedans. Tu ne me connais pas et pourtant tu me cernes, surement parce que j’en raconte trop à mon sujet sans trop savoir pourquoi.

Je crois que j’ai besoin de parler autant que j’ai besoin de lire, je crois que cela me garde la tête hors de l’eau alors s’il te plait, ne laisse pas le poids du monde murmurer à ton oreille que tout ceci est sans importance. En face, je réponds comme je peux pour avoir le droit de continuer à lire…

Il fait encore plus gris, aujourd’hui. Je me demande si le chaos prend forme dans les nuages. Je me demande combien de temps encore l’hiver va se faire attendre. Je n’aime pas cet entre-deux qui ressemblent à la fin du monde, je n’aime pas me réveiller et réaliser que le ciel pleure, saigne, se tord. J’ai hâte de retrouver la neige, le silence qu’elle impose, j’ai hâte de voir le soleil miroiter. Personne ne comprend, je suis une fille de la mer, je devrais aimer les embruns de l’automne… Ce n’est pas pareil, à vrai dire.

La personne à qui tu écrivais, en dehors du château… a-t-elle répondu ? Tu n’as pas abandonné, rassure moi ? Pardonne moi, je deviens curieuse. J’ai l’impression que tu ne me jugeras pas alors que tous les autres me penseraient en train de préparer un sale coup. En attendant, j’ai tenté de suivre tes conseils, je m’en suis mordue les doigts mais je le méritais, il est temps que j’assume.

Banalement, alors qu’autours de moi ils grattent à propos des guerres magiques… »

A ;

« Je suis désolé. Je suis sincèrement désolé. Je suis un peu pessimiste, un peu triste aussi. Je n’aime pas ce que je fais, je n’ai jamais aimé ce que je ressentais – les maux des autres sont toujours plus lourds, d’après moi, alors que les miens n’ont jamais été légers. Je m’apitoie un peu sur mon sort. Un pleurnicheur. Alors je suis désolé – j’ai vraiment envie que tu répondes. Je ne me permettrai plus aucune critique sur mes propres inquiétudes.

Ca fait du bien, de parler à une oreille attentive (ou peut-être devrais-je dire des yeux attentifs ?). Et je crois que c’est pour ça que je te cerne, que tu me cernes. Les autres sont, eux, trop cernés par eux-mêmes pour cerner autre chose. C’est pour ça que je pense avoir besoin de toi, cette bouffée d’air et d’authenticité dans tes mots, tes missives. Si je n’ai pas le droit de sortir du château pour faire ce que je veux, je veux au moins me dire que ce monde n’est pas perdu en te lisant.
De toutes manières, il fait trop froid dehors pour que les anges volent.

C’est vrai qu’il fait moche. Mais je crois que c’est pour ça que, pour ma part, j’aime l’automne. On ne sait jamais à quoi s’attendre. L’hiver est trop morne, la neige absorbe les bruits et les sens – c’est déroutant. D’autant plus qu’il fait froid. Le printemps, lui, a trop de bruits et de sens – littéralement marre des roucoulements amoureux de certains et des oiseaux qui osent gazouiller à la beauté de la vie dehors. L’été, il fait trop chaud. Tout est moite, tout pue. L’automne est une surprise chaque jour, quelque part entre le ciel dégagé et l’orage proche. Il fait froid mais, des fois, il fait tellement lourd qu’on ne se croirait pas en octobre. Cette période de l’année me séduit – elle est incompréhensible. Un peu comme la vie. Parfois il fait beau, parfois il pleut. Et après, ça fait des arcs-en-ciel, non ? En revanche, c’est vrai que ce n’est guère joyeux. Les festivités hivernales sont plus réjouissantes.

Je suis désolé de te décevoir, je n’ai pas eu le courage de renvoyer la missive. J’aime bien écrire les lettres mais, en me relisant, je me suis rendu compte de cette maladresse, cette horreur sainte qui m’a vite détourné de cette famille qui n’est pas la mienne. Je cesse de me nourrir d’illusions. Les gens n’aiment pas qu’on ne soit pas comme eux – ils savent très bien le faire sentir. Cette impression ne me quittera pas – pourquoi insister, alors ?
Je suis content mais encore une fois désolé. Content que mes idiots conseils aient pu t’aider – désolé que tu t’en mordes les doigts aujourd’hui. Et je suis aussi désolé de t’infliger cette hypocrisie qui est la mienne. J’espère juste que ce n’est pas trop grave.

Soucieusement alors que ce cours s’éternise beaucoup trop à mon goût, »

H.

« Comme on fait son lit, on se couche, parait-il.

A croire que c’est mon tour de me mettre aux adages, serait-il possible que tu déteignes sur moi ? Toujours est-il que tu n’as pas à être désolé. Tes conseils étaient bons, ce sont mes actions passées qui ne l’étaient pas et qui me reviennent à présent dans les dents. Mais c’est pour le mieux, je crois, j’éviterais ainsi de faire du mal aux gens, j’essayerais du moins. Et c’est ça, non, qui est important ? L’obligation de moyen mais pas de résultat, l’enfer est pavé de bonnes intentions et ainsi de suite ? J’ai l’impression d’être fausse, il va me falloir du temps pour ajuter je présume… C’est étrange de faire quelque chose de juste, de bien, d’agir de façon réglo… les gens honnêtes se sentent-ils tous aussi peu confiants ?

Pour ce qui est du courage… dire ce que tu penses, même si c’est à une inconnue, c’est bien mieux que toutes les actions héroïques dont ils se vantent, tous autant qu’ils sont. Cette témérité audacieuse et inconsciente qu’ils confondent avec de la bravoure, cherchant à se faire passer pour des chevaliers en armures brillantes, n’étant au final que des imbéciles enroulés dans du papier aluminium et jouant les héros. Il n’y a pas de dragon à pourfendre, la vie est bien plus retorse que ce qu’on a pu lire dans les contes. Je te trouve plus brave que tous les idiots ne jugeant pas nécessaire de se remettre en question.

Et ça, c’était l’avis inutile d’une fille qui pense surement te connaître alors qu’en fait, elle ne sait rien.

Je suis présomptueuse, non ? Je ne prétends pas avoir les réponses à tes questions, tout ce que je sais c’est qu’il est plus facile de t’écrire que de parler à mes ‘amis’, je crois qu’ils s’en moquent un peu, trop habituée à cette facette de violence et de suffisance que je montre tout le temps, pas à même de saisir qu’il y a peut-être autre chose derrière le masque. Comme une saison qui passe doucement alors que les gens s’y accrochent.

L’automne embrase la forêt de plus en plus. Ca me fait penser aux flammes balancées sur le terrain de Quidditch par un petit rigolo voulant faire peur à tout le monde. Elles sont là, devant moi, tâches incandescentes dans les arbres, rouges, ocres, oranges qui dansent dans l’horizon. J’en ai assez de la boue, je crois, c’est ça qui m’agace le plus, j’ai l’impression de vivre dans un marécage… C’est étrange que ça me dérange. Regarde nous, à parler du beau temps, deux petits vieux… ou pas.

‘Dehors, derrière mes barreaux,
j’ai vu cent-milles oiseaux
quitter les roselières
pour gagner le désert…’

Celle qui voudrait se consumer »

A ;

« J’ai longuement réfléchis à ta dernière lettre, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle arrive si tardivement. Encore une fois, je m’en excuse, mais j’avais besoin d’un peu de temps.

Tu te demandes pourquoi les lettres sont si haineuses ? De la part de quelqu’un dont la colère est le pain quotidien, quelqu’un élevé dans ce culte de la violence et du dédain, voici une réponse : la haine est facile. C’est instinctif, basique, nous sommes des créatures et nous nous battons pour survivre, alors il y a, dans notre patrimoine génétique, quelque chose qui nous pousse à nous braquer, encore et encore, quelque chose qui fait que chaque opportunité d’attaquer sera saisit. Cela demande de la force, du courage, que de laisser tomber les armes. Et il est si aisé de tout foutre en l’air et de se retrouver à nouveau prêt à tuer quelqu’un à coups d’ongles à la moindre occasion… Sais-tu ce que ça fait que de verbalement décapiter un innocent quand tout autours, ta vie s’écroule ? Ca donne de la force, une impression de pouvoir, de toute puissance, même. Les gens s’accrochent à cette impunité parce qu’elle est synonyme de jeunesse, je crois et…

Ou bien, est-ce-que je parle de mon cas, tentant de me faire l’avocate du diable que je suis ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’enclencher la furie qui se trouve en chacun de nous est facile. Primaire, trivial, mais facile. Comme le désir, l’envie, comme les pensées lubriques. C’est là, à portée de main, facile à atteindre… C’est pour ça que les gens font des conneries sans réfléchir, à mon sens.

Mais mon avis, on s’en fout bien. J’ai mon quota de monstruosité, ça ne fait pas de moi une experte de la condition humaine…

Si ce monde n’est pas le tien, pourquoi ne pas essayer de l’ignorer et d’en faire autre chose ? Je ne dis pas que c’est la solution, mais pour l’avoir fait depuis 19 ans, je peux dire que c’est assez salvateur. Condamnés à vivre dans un univers où ma naissance est une menace, il a bien fallu que je trouve un peu d’espace pour grandir, non ? Alors j’ai fermé les yeux et je me suis inventée un refuge, d’autres circonstances. Je n’étais plus paria, j’étais la princesse éloignée de son trône légitime, la princesse apprenant l’art du fer et de la baguette pour prendre sa place, pour trouver sa force… Au final, entre ça et la rage, j’ai fini par y croire. Je ne me dis pas plus heureuse, mais j’ai encore mes illusions pour m’échapper, si je ferme les yeux assez forts. La réalité revient toujours, au grand galop, oui, mais après tout, le soleil se lève lui aussi, pour à nouveau laisser place à la nuit.

Encore une fois, une énième fois, je parle trop de moi. Raconte-moi ton enfance, tes bonheurs d’avant, les instants de liesse, raconte-moi quelque chose pour alimenter mes songes tordus, mon imagination fatigue un peu... »

Everytime I close my eyes
it's like a dark paradise

A.

« Moi, j'y arrive pas à la haine. Je n'arrive pas à en vouloir aux autres. Ce n'est pas de leur faute, ça non. Non, c'est cette chienne de vie, la roue qui nous écrase tous, ce putain de Destin écrit d'avance qui avance, avance, avance et puis te tue, aussi simplement que ça, et tes cendres sont envoyées aux quatre coins du monde vu que ta famille te veut même pas dans une urne au dessus de la cheminée. Les gens disent qu'on a toujours le choix. Les gens disent que tu es le maître de ton destin, le capitaine de ton âme, ces conneries là. Mais c'est faux. Tout est paramétré sur du papier à musique, tu peux rien y changer. J'ai essayé, tu sais ? D'inverses les rôles. Que le chat devienne la souris et le bourreau, le martyr. Mais ça sert à rien, A. A se demander pourquoi on se débat dans une vie qui nous convient pas, pourquoi on veut pas se laisser aller dans les bras du repos éternel... non, je m'étais promis de ne plus y penser, oublie ça.

J'écris au fil de la plume car j'espère que ça me permettra d'être sincère. Je me prends un peu pour un Kerouac des bancs de l'école, à écrire alors que tout le monde dort, le firmament plein les yeux et plus spontané que je ne l'ai jamais été. Tu connais, Kerouac ? C'est un écrivain moldu. Le genre d'écrivain moldu d'il y a longtemps, le genre d'écrivain moldu super aussi. Je crois que c'est l'un des seuls auteurs non pédagogiques que j'ai lu. C'est lui qui a dit : Il y a assez de malheurs dans le monde, ris, pleure, chante, demain n’existe pas. Ah, ah, il se trompait sur toute la ligne, pas vrai ? Ils disent que je suis trop sensible, empathique même, que je devrais pas me laisser aller à des sentiments que je ressens pas. Mais c'est plus simple de se calquer au moule, au malheur qui nous entoure, plutôt que d'être l'auteur de son propre bonheur. C'est comme se battre contre le courant d'une rivière. C'est vachement plus simple de se laisser porter, quitte à y perdre sa vitalité.

Le soleil, A., quoi que tu en dises, il est toujours là. C'est lui illumine tes nuits, avec ce doux halo argenté sur la lune. C'est lui qui passe le plus clair de son temps dans le ciel. C'est pour ça qu'on dit que, quand on meurt, on se retrouve dans un couloir sombre, avec une lumière blanche au bout. Le bonheur, le soleil, appelle ça comme tu veux. Il faut juste pas oublier que, au bout d'un moment, la roue nous écrase, le soleil se rapproche trop et, évidemment, t'enflamme, t'écrase aussi. Tu le savais, toi, que les moldus avaient prévu une date de péremption pour notre monde ? Comme un yaourt. Un vieux yaourt abandonné au fond du réfrigérateur.

Ca ne me réussit vraiment pas, cette idée de tout écrire comme les mots me viennent. C'est plus... plus normal de réfléchir avant d'écrire. En plus, j'aurais pas dû aller à Pré-au-Lard boire cette Bièreaubeurre, à chaque fois j'oublie que je déteste ça...

Si je dois parler de moi, alors... je dirais que j'ai vécu. Un poil trop, à mon goût. Mon enfance, mes bonheurs d'avant, mes instants de liesse, ils étaient nombreux, tu sais ? Le portrait typique du garçon heureux, en bref. Mais tu vois, cette chienne de vie, celle sur laquelle je crache à n'en plus finir, la Roue qui nous écrase, le Destin, le soleil qui t'éblouit et te tue, je crois pouvoir dire sans me tromper que j'en connais un rayon. Et ce soleil, je l'avais vu venir. Oh, comme je l'avais vu venir, fourbe qu'il était, pointant le bout de son nez pour tous nous séparer. Mais j'ai fait l'erreur de tous. Je me suis voilé la face. J'ai enfilé des lunettes de soleil, je me suis détourné, et j'ai laissé derrière moi ce vide, ce désert brûlant et, encore aujourd'hui je me demande : et si ça c'était passé autrement ?

Ca se passe jamais autrement, parce que c'est écrit, parce que c'est ainsi. Je crois pas pouvoir te parler de moi à travers mes moments de liesse, je suis désolé. Disons que mes malheurs et mes défauts sont devenus ma personnalité.

En lançant mes pensées comme on lance des pierres,

H. »

« Je les hais. Je les déteste tellement. J’imagine que je cherche, quelque part, mais tu sais comment ils me surnomment, tous ? Tu sais comment ils m’appellent sans même tenter de se cacher pour que je n’entende pas ? La catin. Ouais, je ne suis plus que ça, pour eux. Si ça se trouve, maintenant, tu sais qui je suis. Si ça se trouve, sans le savoir, tu parles de moi sans savoir que c’est moi, celle qui t’écris. Je ne suis plus que ça. Le reste, tout le reste, ça ne compte pas. Je suis folle de rage. J’ai fait des erreurs, oui, mais à quoi bon chercher de les arranger. De toute façon, je ne serais jamais plus que la catin, la garce de ma maison, la fille que tout le monde touche mais dont personne ne veut. Foutue réputation. Dire que j’en voulais, fut un temps, de cette image de nana qui s’en cogne. Dire que je ne rêvais que de ça, de me détacher de mon apparence de gamine rangée et sage, effrayée par son grand frère. J’en tremble, j’en pleure tant je suis remontée. J’ai entendu des filles qui avant avaient peur de moi se moquer sans même baisser le ton. C’est comme si j’avais perdu mon pouvoir.

Quelque part, c’est surement mieux, mais je ne me fais pas confiance. Si tu savais comme j’ai peur de ce que je vais être capable de faire pour retrouver ma place, pour remonter sur mon piédestal. C’est un peu une course à l’idée la plus conne, j’appréhende sans pouvoir m’empêcher d’élaborer des plans foireux, sournois. Au moins, au sommet, j’étais intouchable, personne ne pouvait ternir mon image puisque je le faisais moi-même… personne ne pouvait me descendre et surtout, personne ne pouvait le blesser. Lui. Merlin, si tu savais comme je le plains. Il est si… patient, beaucoup trop j’imagine, je ne le mérite pas, je le sais très bien. Ca me bouffe, cette peur de le perdre, de le voir filer, parce que même si je ne sais pas lui montrer à quel point j’ai besoin de lui, je sais que s’il s’éloignait, je ne m’en remettrais jamais.

Et voilà que les larmes changent, ce n’est plus de la rage mais de la terreur. Je déteste cette école qu’auparavant je considérais comme une seconde maison, théâtre de ma gloire à venir. Le revers de la médaille est hideux, j’ai un gout de sang dans la bouche.

Tu ne veux pas partir avec moi, tiens ? Quitter Poudlard, finalement, avec cette fille qui oublie de répondre aux missives et qui changent d’avis comme elle change de victime ?

Je crois que j’égare mon bon sens, H., et c’est moche. »

A.