☥ Un jour, mon frère m’a dit que la mort c’est perdre sa rame. La vie, c’est naviguer avec les autres. Quand tu perds ta rame, tu ne peux plus te diriger et tu rejoins le pays des morts. Il a même ajouté : « C’est pas très joyeux mais c’est la vie, on doit tous perdre la rame. » Je crois que quand on aime quelqu’un on lui offre sa rame. Chacun donne sa rame pour n’en former plus qu’une, puis on rame ensembles. C’est ça, aimer : partager sa rame. Mon père, partageait sa rame avec Bellatrix. Quand Bellatrix a perdu la rame, elle est allée au pays des morts, mais mon père ne l’a pas suivie, il n’a pas pu la suivre, il n’a pas réussi. Du coup, il ère sans rame depuis lors. Quand tu perds quelqu’un que tu aimes, tu perds ta rame. Altheda, elle a jamais compris que sa rame n’était pas suffisante pour eux deux, elle se bat pour garder la barque de Père à côté de la sienne, mais lui, il dérive, inexorablement. Il ne veut pas ramer avec elle, il ne peut pas. Et elle, elle n’a pas la force pour ramer pour deux. Moi, je suis née sans rame.

Mai 2008 - « Pa ? » Devant Benjen et Altheda, Rodolphus était Père, mais il lui avait un jour demandé de l’appeler Papa dans l’intimité. Sentant à quel point c’était important pour lui, Morrigan avait accepté. La plus jeune des Lestrange poussa la porte du bureau de son paternel. Elle grinça bruyamment et Rodolphus qui n’avait pas réagi à l’appel de sa fille leva la tête vers l’entrée. Son visage d’abord agité s’adoucit en apercevant les traits de la petite fille. D’un signe de la main, il l’invita à entrer. Fermant délicatement la porte derrière elle, Morrigan obéit. Rodolphus était assis sur son vieux fauteuil en velours violet, l’échine légèrement courbée, les mains fouillant dans une boite posée sur sa table. Avec une délicatesse que Morrigan ne lui connaissait pas, il déplia une photo jaunie par le temps. Une jeune femme aux longs cheveux bruns souriait hautainement à un photographe. Elle devait avoir dix-sept ans et portait fièrement le vert et argent des serpents de Poudlard. Rodolphus s’attarda un instant à la contemplation du visage de la jeune fille et tendit l’image à Morrigan. La Lestrange leva ses yeux gris vers son père. Elle ignorait comment réagir mais sentait que cet instant était important pour Rodolphus et elle devait faire ce qu’il attendait d’elle. Ses mains d’enfant agrippèrent la photo. Morrigan n’avait que six ans, mais elle savait déjà sans avoir à le demander qui était cette femme. Bellatrix Black. Elle avait suivi, quelques semaines plus tôt, son frère dans une de ses missions observation et il lui avait expliqué que si leur père était toujours triste c’est qu’il avait perdu une femme qu’il aimait. La femme sur l’image dégagea ses boucles vers l’arrière et émis un rictus aigu. « Elle était magnifique n’est-ce pas ? » Morrigan acquiesça. Elle ne savait rien de la beauté, mais Bellatrix dégageait une grandeur noble qui, même sur une photographie, rayonnait de toutes parts. « Même Azkaban n’a pas pu lui enlever sa beauté. » Si ce dernier point n’était pas des plus vrais, le fait que Rodolphus le pense vraiment avait quelque chose de beau, une tendresse qui ne lui ressemblait pas. Timidement, Morrigan rendit la photographie à son père. Il avait sorti autre chose de la boite. Une chaîne en argent sur laquelle pendait un anneau. En or blanc, il était serti de quatre diamants et trois émeraudes. Sept pierres. Sept, chiffre magique, aux couleurs de Serpentard. C’était une alliance. Celle que Rodolphus avait offerte à Bellatrix le jour de leur mariage. « Tu lui ressembles tellement. » La voix de Rodolphus se brisa. Après avoir déglutit bruyamment, il ajouta doucement : « Tu aurais dû être sa fille… » Morrigan sentait qu’il luttait pour garder un semblant de dignité malgré le fait qu’il mettait littéralement son cœur à nu. Le visage de Rodolphus s’illumina d’un sourire quand il raconta à sa fille ses souvenirs de Bella. Leurs années à Poudlard, leur mariage, leurs années de grandeur au service du Seigneur des Ténèbres. « Je veux que tu l'aies. » Rodolphus avait passé la chaine autour du cou de sa fille. Morrigan baissa les yeux vers l'anneau qui tombait sur sa poitrine. Elle y porta sa main. Il était beaucoup plus lourd qu'il n'y paraissait, surtout lourd en signification. Morrigan n'avait pas le choix. Toutes les familles ont leurs démons, leurs secrets, leurs fardeaux. Le fantôme de Bellatrix allait la suivre tout au long de son existence. Elle n'était qu'une enfant, mais elle pesait déjà l'importance de son futur, le poids de son destin. Elle devait être digne d'elle. Elle devait le rendre fier. « Tu vas entendre beaucoup de choses... Sur elle. Ne crois rien. Elle était tellement plus que ce qu'ils pensent. »


Rohàn était cette personne qu’on ne rencontre qu’une fois dans une vie : celle qui peut remplacer toutes les autres. Avec l’amour de son cousin, Morrigan n’avait besoin de l’amour de personne. Plus encore, avec l’amour de son cousin, elle n’avait besoin de personne. Il était la seule personne qui parvenait à lui faire garder un minimum de constance. Morrigan avait toujours été contradictoire, lunatique, à la limite de la bipolarité. Les phases de dépression et de torpeur où presque rien ne pouvait la faire sortir de sa léthargie alternaient avec les phases maniaques, souvent d’une violence inattendue et d’une cruauté impressionnante. Morrigan avait cette capacité unique à s’émouvoir de tout lorsqu’elle était dans un bon jour, à rire pour rien, à parler sans arrêt, au contraire, il lui arrivait de rester dans un état à la limite de l’apathie sans que rien ne la fasse réagir. De manière courante, elle passait d’un état à un autre, sans préavis. Il en était de même avec les gens : elle supportait parfois la présence de certaines personnes une minute, puis la suivante, elle voulait leur arracher les yeux, sans aucune raison apparente. Rohàn avait cette force de caractère qui parvenait à figer l’état de Morrigan dans une bonne phase. Rohàn était sa personne. Très rapidement, lors des vacances chez Rabastan, deux duos se dessinèrent. Filles vs garçons, ça aurait pu, mais les caractères des deux cousines étaient bien trop proches pour ne pas qu’il y ait d’accrochages. Alesya se rapprocha de Benjen, Morrigan de Rohàn. La jeune Lestrange fit très rapidement de son cousin sa poupée humaine. Elle passait le plus clair de son temps à tresser ses boucles brunes et maquiller son visage en riant aux éclats. Un tube de rouge à lèvres dans chaque main, Morrigan faisaient balancer son regard entre le prune à droite, le rose à gauche et la bouche de Rohàn. Elle lui avait demandé quelle couleur il voulait. Il lui avait dit qu’il lui faisait confiance. Après une petite seconde d’hésitation, elle ferma le tube de droite et le déposa sa la table. Rose, adjugé, vendu. « Ne bouge pas surtout.  » Elle allait en mettre partout sinon. Morrigan retint son souffle et dessina la bouche de Rohàn avec le rose. Sa main glissa au dernier moment et le pinceau laissa une trace sur le menton du garçon. Honteuse, Morrigan porta sa main à sa bouche, en réponse à la bourde qu’elle venait de faire. Un éclair de malice qu’il essaya de faire passer pour de la colère traversa le regard de Rohàn. « Tu as dépassé ?! » Il se leva brutalement. Morrigan tente de se justifier dans un rictus scintillant : « C’est de ta faute, tu as bougé ! » La jeune fille recula d’un pas et, prise dans le jeu, s’éloigna en courant dans le patio central où baignait la douce lumière du soleil alors que Rohàn s’élançait à sa poursuite. Ça mérite une punition, avait-il dit. En trois pas, il l’avait rattrapée. Même au ralenti, il la rattrapait toujours trop vite. Il plaqua Morrigan dos contre le sol. Les mains de son cousin passèrent de ses épaules à son visage, la bouche rose de Rohàn à quelques centimètres de la sienne. « Quelle punition ? » demande Morrigan, joueuse. L’aîné de Rabastan sembla réfléchir un instant, Morrigan pouvait sentir son souffle dans son cou. Le poids du corps de son cousin sur elle diminua considérablement. Il bascula sur le côté et s’allongeât à côté d’elle. Leurs mains se joignirent et leurs doigts s’entremêlèrent.

Août 2014 + « Tu pars quand ? » La voix étouffée de Morrigan parvint à Benjen depuis un des fauteuils du petit salon alors qu’il s’apprêtait à monter à l’étage. Il s’interrompit brusquement à l’entente de la douleur dans le ton de sa cadette. Le lendemain, elle le savait, il partait le lendemain. Morrigan soupire. « Tu vas me manquer. » Il disait toujours ça. Tu me manques déjà, tu me manque toujours. Morrigan savait que c’était vrai. C’était pareil pour elle. Dès qu’elle le savait loin, elle levait la tête à chaque bruit, espérant secrètement qu’il allait entrer dans la pièce. Elle cherchait toujours son regard, son contact, ne serait-ce qu’une demi seconde, juste pour être sûre qu’il était toujours là, avec elle physiquement autant qu’il l’était toujours en pensée. Deux ans sans lui. Deux ans à attendre chaque seconde son retour, deux ans à supporter les jérémiades de sa mère et les dépressions de son père en attendant le jour où, elle aussi, elle pourrait rejoindre Poudlard. « Je préparerai le terrain pour toi, ma belle. Je refuse que les autres s’en prennent à toi, tu sais. » Elle aimerait lui dire qu’elle n’a pas besoin qu’on lui prépare le terrain, qu’elle est une grande fille et qu’elle se débrouillera toute seule, élan de fierté vaine, mais elle aime savoir que Benjen est là pour ça. Il est le dragon qui la protège de toutes les attaques extérieures, il a toujours été là, et sera toujours là pour elle. Tu me manques toujours. Morrigan enfonce sa tête dans le torse de son frère, ses bras protecteurs enroulés autour d’elle.


☥ Ils me regardent. Ils me regardent tous. Tu sais ce qu’ils pensent de moi ? Ils ont peur. Oh, oui, ils ont peur. Ton nom fait frissonner le monde. Même les adultes ont peur. Ils ont peur d’une enfant. Ils ont raison d’avoir peur. Tu as peur toi ? Je n’ai peur de rien, moi. Ils me regardent. Ils me regardent tous. Tu sais, je crois qu’ils essayent de voir le noir dans tes yeux. Ils essayent de savoir si tu es le démon qu’ils pensent tous que tu es. Ils pensent que je suis le mal. C’est étrange de voir comme ils sont incapables de contrôler leur haine. Je contrôle ma haine. Je les déteste tous. Tous, là, à me regarder, tous, là, à me détester. Mais je contrôle ma haine. Ils sont effrayés comme des chiens. Effrayés. Ils sont figés, comme des statues, comme des objets. Ils ne respirent même plus. Ils ne veulent même plus respirer cet air que tu respires. Cette peur irrationnelle d’une éventuelle contagion est la preuve ultime que ce sont tous des enfants. Ils n’ont rien compris. Les hommes se battent pour ce qu’il leur est dû. Ils se battent pour leur liberté, ils se battent pour leur dignité, ils se battent pour leur bonheur. Je suis humaine, je me bats aussi. Je vais me battre. Je vais me battre contre leur haine. Pas pour leur amour, non, je n’apporte aucun crédit à leur amour, aucun crédit à leurs sentiments, leur amitié, aucun crédit à leur bonheur, à leurs vies. Je vais me battre pour ce que je méritais. Ils ne m’ont donné que leur haine quand je méritais au moins le bénéfice du doute. Je vais me battre pour le bénéfice du doute. Tu penses trop fort, tu me fais mal. Leur haine… Je les tuerai tous, pour la tuer elle. Ils mourront tous, sauf moi.

Septembre 2015 - Morrigan venait d’être appelée. Quand le nom de sa cousine avait été prononcé, à peine une minute plus tôt, le silence dans l’audience avait soudainement pesé à en faire courber l’échine de chacun. Alesya, fière et belle, ne laissait rien paraître de sa crainte, insolente à en être forte, elle lâcha la main de sa cousine qu’elles avaient jointes quelques secondes plus tôt, sentant leur moment approcher et avança d’un pas assuré vers le tabouret où elle prit place. Alesya avait eu peur. Morrigan le savait car sa main encore humide de la moiteur de celle de sa cousine le lui disait. Était-ce de l’inconscience si Morrigan n’avait pas peur ? Elle regardait ces autres et ne voyait en aucun d’eux un adversaire. Elle regardait cette haine que tous lui adressaient et elle n’en ressentait qu’une rancune agressive en retour. Pas de peur. Le choipeau avait à peine effleuré la tête d’Alesya quand il hurla Serpentard. C’était prévisible. Des applaudissements d’élevèrent de la table à gauche et Morrigan perdit sa cousine du regard quand elle fut assise avec sa nouvelle maison. « Lestrange, Morrigan. » Une Lestrange, personne sain d’esprit n’avait osé relever. Deux d’un coup et un murmure inquiet se propagea dans la salle. Dans les élèves attendant encore d’être répartis, les regards se tournèrent vers la petite brune qui se frayait un chemin vers l’avant. Les élèves des années supérieures allongèrent leurs cous tant qu’ils le pouvaient. De dos, les mêmes cheveux bruns délicatement ondulés jusqu’au niveau de leurs hanches, la même taille, à peu de chose près. Tous retenaient leur souffle.  Quand Morrigan se tourna vers l’assemblée pour s’assoir sur le tabouret, tous étaient immobiles, en haleine. Le même visage rebondi de l’enfance, la même peau pâle, mais les yeux gris de Morrigan contrastaient avec le regard noir d’Alesya. Était-ce un soupir de soulagement qui se fit entendre ? Les gens semblaient rassurés, ça n’était pas la même. Ils n’avaient aucune idée à quel point ils se trompaient. L’adjoint du directeur posa le choipeau sur la tête de la nouvelle arrivée. Dans la tête de Morrigan, la voix caverneuse de l’objet retentit, presque agressive : La même. Puis à l’audience : « Serpentard ! »



Début de la deuxième année. Un cours de potions particulièrement ennuyeux où elle devait travailler avec un élève lambda d’une maison ennemie. C’était un garçon. Voilà tout ce qu’elle savait. Il portait une cravate grise qui ne laissait paraitre aucune information sur sa provenance. Morrigan l’avait détaillé de haut en bas, mais se rendant compte qu’elle n’accordait que trop d’importance à l’intrus, elle reporta son attention sur son manuel et commença à hacher minutieusement une racine de marguerite. Le cours se déroula dans le silence le plus total. Il semblait peser au garçon qui de temps en temps demandait inutilement confirmation à la jeune fille sur la suite des étapes à réaliser, mais Morrigan n’avait qu’une idée en tête, finir au plus tôt cette potion de ratatinage pour terminer enfin sa journée de cours. Elle n’avait, par conséquent, aucunement le temps de déblatérer cent mille ans sur le pourquoi des figues pelées dans la composition de cette potion. La Lestrange ne parvenait pas à saisir à quel moment elle avait merdé dans sa tentative de faire comprendre au jeune homme qu’elle n’en avait que faire de sa déclamation incessante car il essaya une nouvelle approche. « Tu sais quoi ? » Question ouverte. Se croyait-il ingénieux ? Morrigan marmonna en niant de la tête pour qu’il poursuive. Plus vite il aurait terminé, plus vite elle serait libérée de ce boulet. « Les gens disent que tu es comme ta cousine. » Morrigan leva la tête vers le garçon, visiblement intriguée. « Et alors ? » Son ton était neutre, même s’il laissait transparaitre une once d’agacement. « Et alors ils ont tort, ils jugent sans te connaitre. » Morrigan agrandit ses yeux en haussant les sourcils et resta un instant bouche bée, incapable de répondre à cela. Que savait-il ? Connaissait-il Alesya ? La connaissait-il elle ? Parce qu’il venait de passer deux heures en sa présence sans qu’elle ne lui arrache les yeux signifiait-il qu’il avait une quelconque information sur sa personne ?  Elle crevait d’envie de lui dire de fermer sa grande gueule, mais il l’interrompit dans son élan. « Alesya, Goyle et Karkaroff, ils sont… Tu sais comment ils sont… » Le garçon grimaça et adressa à Morrigan un regard qui se voulait complice. « Toi, tu n’es pas méchante gratuitement. » Lestrange, Goyle et Karkaroff, le trio machiavélique. Morrigan savait exactement ce que pensait son interlocuteur. Il pensait qu’ils étaient de la vermine, comme leurs parents, pas plus pas moins, des parasites dangereux qui accordaient un intérêt malsain à la valeur du sang et une addiction infecte à la magie noire. Peut-être étaient-ils effectivement comme cela. Et si tel était le cas, elle était exactement pareille. Impossible de savoir si l’offense était faite à sa cousine ou à elle-même, mais Morrigan lança un regard noir au garçon. La potion commença à bouillir dangereusement. Le garçon qui n’avait décidément rien compris se pencha au-dessus du chaudron. « Ça ne doit pas faire ça non ? » Il porta son attention sur Morrigan. C’est à ce moment-là qu’il comprit. Elle était exactement comme sa cousine. La potion lui explosa en direction du garçon brulant sur son passage l’épiderme du bas de son visage, de son cou et de son torse. Il hurla de douleur, comme un porc qu’on égorge. Alerté par le bruit, le professeur accouru et commença à soigner comme il le pouvait l’élève meurtri. « C’est sa faute, c’est elle qui a fait ça. » Le garçon pointait le doigt vers la Lestrange. Morrigan ne nia pas mais une fille derrière elle réplica : « C’est faux, la potion s’est emballée toute seule. » Quelle intervention des plus adpatées. Morrigan avait croisé des bras d’ennui, elle n’avait même pas envie de faire semblant d’avoir l’air concernée par le sort de son camarade. Le maître de potion envoya un élève chercher l’infirmier et annonça la fin du cours. Avant de suivre les élèves pour sortir, Morrigan se pencha et murmura à l’oreille du garçon : « Ça c’était de la méchanceté gratuite. La prochaine fois je te la ferai payer. » Elle lui adressa un sourire sournois avant de siffler plus férocement : « Stay away from me and my family. »


Je me suis souvent interrogée sur la raison et le sens de mes rages. Je crois qu’elles s’expliquent en partie par une vitalité fougueuse et par un extrémisme auquel je n’ai jamais tout à fait renoncé. Poussant mes répugnances jusqu’au vomissement, mes convoitises jusqu’à l’obsession, un abîme séparait les choses que j’aimais et celles que je n’aimais pas. Je ne pouvais accepter avec indifférence la chute qui me précipitais de la plénitude au vide, de la béatitude à l’horreur.[…] Mais je refusais de céder à cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c’est qu’une phrase négligemment lancée : « Il faut…il ne faut pas », ruinât en un instant mes entreprises et mes joies. L’arbitraire des ordres et des interdits auxquels je me heurtais en dénonçait l’inconsistance ; hier, j’ai pelé une pêche : pourquoi pas cette prune ? pourquoi quitter mes jeux juste à cette minute ? partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité. Au cœur de la loi qui m’accablait avec l’implacable rigueur des pierres, j’entrevoyais une vertigineuse absence : c’est dans ce gouffre que je m’engloutissais, la bouche déchirée de cris. Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée.

Août 2021 - Morrigan s’était levée brutalement en cognant ses poings sur la table. Le verre de vin que père s’apprêtait à reposer à côté de son assiette après en avoir bu une gorgé lui éclata dans la main. Le liquide rougeâtre avait tapissé la nappe blanche et Rodolphus  essuya du revers de sa main une goutte qui avait atterrit sur sa joue. Impassible comme se devait de l’être un homme de son envergure, il  tendit sa main vers l’elfe de maison à sa droite qui se dépêcha d’éponger le vin qui y avait été versé. À la gauche de  Morrigan, Altheda s’était recroquevillée dans sa chaise. Elle avait longtemps espéré avoir une quelconque autorité sur sa progéniture, mais pour obtenir l’approbation de son mari, elle avait laissé passer tant de caprices à Morrigan, la prunelle des yeux de Rodolphus, qu’elle avait irrémédiablement perdu le respect de sa fille et l’insolence de sa fille avait fini par lui faire peur. Altheda n’était pas une femme faible, et pourtant, quand il s’agissait de l’amour de son mari, elle devenait une adolescente incapable ce contrôler ses sentiments et cela, Morrigan l’avait parfaitement compris et ne perdait pas une occasion d’en profiter. Fixant à nouveau sa fille, Rodolphus pinça ses lèvres d’agacement plus que de colère. Sa fille avait été d’un calme à la limite de l’impassibilité pendant tout le diner et monsieur Lestrange pensait que cet apparent détachement était synonyme de bon jour. Il avait tort. D’un ton incroyablement calme étant donnée la situation, il répéta : « Il faudrait songer à vous fiancer. » Morrigan sentit sur sa droite, le regard de Benjen se poser sur elle. Un éclair noir assombrit le regard de la Lestrange qui bouillonnait intérieurement. Le plateau que l’elfe s’apprêtait à poser sur la table  vola trois mètres plus loin et l’argent tinta violemment en se fracassant sur le sol. Enfant, la magie de Morrigan s’était manifestée lors d’une de ses crises de colère. En grandissant, et malgré le fait qu’elle utilise une baguette la plupart du temps, il restait des moments où se magie d’enfant, incontrôlable et incroyablement violente, prenait le dessus. Benjen s’était un instant demandé si sa sœur n’était pas parvenue à contrôler sa magie sans se servir d’une baguette car celle-ci se manifestait toujours de façon si adéquate. Toujours au bon moment, toujours de la façon la plus effrayante possible. Morrigan desserra les poings alors que le calme revenait et qu’un silence pesant s’installait. Altheda retenait da respiration, Rodolphus ne baissait pas le regard. La tension était palpable dans chaque regard, chaque mouvement, chaque souffle. Morrigan parla bas, mais distinctement quand elle annonça : « Il est hors de question que je me fiance. » Rodolphus se leva à son tour. La scène était mémorable. Morrigan et son père, face à face, dressés, chacun à un bout de la table, tous leurs muscles tendus, leur bouche entrouverte comme s’ils voulaient parler mais qu’une force invisible les poussaient à attendre que l’autre ne le fasse avant, Altheda, décomposée, Benjen attentif et les deux elfes de maison totalement immobiles, sachant pertinemment que le moindre de leur mouvement allait être interrompu par une nouvelle attaque de Morrigan. Entre les regards du père et de la fille, une guerre faisait rage. L’un comme l’autre fixant son adversaire sans intention apparente de baisser les yeux. Ce fut le moment où Benjen décida d’intervenir. Morrigan savait qu’il n’avait pas non plus l’intention de laisser Rodolphus lui choisir une épouse sans répliquer et elle savait qu’il prendrait sa défense. Sur un ton à la limite de l’insolence, il affirma : « Il ne vous est même pas venu à l’idée de nous demander notre avis ?  » Son impertinence eut l’effet escompté. Morrigan vit son père tourner la tête en direction de Benjen. Son dragon. Ce n’était pas le moment pour le montrer, mais intérieurement, Morrigan souriait. Elle aimait la façon dont son frère faisait basculer la colère de son père vers lui pour éviter à sa cadette les répercussions de ses crises. Altheda était visiblement embarrassée. Devait-elle intervenir en faveur de son mari ? Après tout, il n’avait pas pris la peine de la prévenir qu’il envisageait de fiancer ses enfants. Promenant son regard entre les yeux de son fils et ceux de sa fille, Rodolphus fut le premier à battre en retraite. Avait-il vu dans les prunelles claires de Morrigan la volonté sans faille si caractéristique de son ex-épouse. Sans doute quelque chose comme cela, car son visage s’assombrit. Était-ce de la tristesse ou de la mélancolie ? Il essaya de raisonner ses enfants : «  Peut-être pas immédiatement…  » Ce n’était pas vraiment la chose à dire. Morrigan agrippa la nappe blanche qui recouvrait la table et la tira violemment vers elle, reversant au passage, verres, assiettes et plats.  Un miroir explosa en morceaux et l’armoire à gauche de la porte s’écroula. « JAMAIS !  » Sa voix était montée dans les aigus. Morrigan savait pertinemment que ce ton haut perché était également une habitude de Bellatrix car son père pliait généralement toujours après un chuintement. Altheda tenta de raisonner sa fille, presque implorante, mais rien ne pouvait la faire lâcher son objectif. Elle ne se marierait pas. « Oublions cela.  » Rodolphus avait fait un pas en arrière. Morrigan desserra les poings et repris place, droite sur sa chaise. « Réfléchissez-y, on en reparlera à votre sortie de Poudlard. » Morrigan eut une moue boudeuse, mais acquiesça. C’était tout réfléchit. Morrigan croisa le regard de Benjen qui semblait rassuré, non seulement de voir la crise de sa sœur terminée rapidement, mais également d’avoir lui aussi un délai avant ses fiançailles. Quand la plus jeune des Lestrange sentit la main de son ainé attraper la sienne sous la table, elle esquissa un sourire fier. Il lui adressa un regard qu’elle connaissait par cœur : ce n’est pas terminé Lafey, on ne va pas se laisser faire.