L'ombre s'étirait, impitoyable et cruelle, dévorant la lumière avec une frénésie presque démente. Elle était impénétrable, puissante et majestueuse, et sur son chemin tout ployait. Teddy finit par ployer l'échine, elle aussi.
Teddy lâcha ses crayons gras et se redressa autant qu’elle le pu, gagnant à peine quelques millimètres au-dessus de son dessin achevé. Allongée à plat-ventre à même le sol, elle contempla d’un air satisfait l’enchevêtrement des lignes grossièrement tracées qu’elle avait pris grand-soin de tracer. «
Papa ! Papa, viens voir ! » Elle entendit la casserole en aluminium cogner contre la poêle en fonte, et l’ombre de son père se dessina sur les lames de parquet mangées par l’âge ; roulant sur le flanc, elle agita du bout de son petit bras potelé la feuille de parchemin dont l’œuvre se voyait en transparence tant elle avait appuyé sur ses crayons. S’agenouillant à côté d’elle, il examina attentivement le dessin, les sourcils légèrement froncés. Il tenait dans sa main libre un torchon humide. «
C’est toi ! », lança-t-elle après avoir attendu trois secondes qu’il se prononce – une seconde de trop pour son effort de patience. «
Et puis ça, c’est Thor ! », rajouta-t-elle en désignant la forme barbouillée de rouge, dotée de deux points noirs en guise d’yeux et d’excroissances informes qui partaient ce qui devait être son dos. Son père s’obstinait dans un mur de silence, si bien qu’elle finit par froncer les sourcils. «
C’est pas beau ? » Sa main se posa en douceur sur sa crinière brune emmêlée ; sous les rayons froids du soleil roumain, ils prenaient une teinte presque rousse. «
Si, bien sûr. » Cela suffit à l’enfant qui retrouva instantanément son sourire. «
Et je vole sur son dos ? » «
Oui ! » Il l’embrassa sur le haut de son crâne. «
C’est magnifique, ma puce. » S’il avait fait face à un adulte, nul doute qu’il aurait précisé que grimper sur le dos d’un dragon était suicidaire ; mais sous les doigts d’un enfant de quatre ans, l’image prenait une allure magique et presque possible.
Se ramassant sur elle-même, Teddy bascula sur son arrière-train et étendit ses petites jambes devant elle. «
Tu vas travailler ce soir ? » «
Non, pas ce soir », répondit-il avec un sourire. «
C’est moi qui te ferait la lecture », reprit-il, un éclat de malice dans le regard. Teddy émit un glapissement ravi et frappa dans ses mains. Dans la lumière que déversait la baie vitrée du salon, elle paraissait rayonnante. Teddy avait très tôt appris à se divertir seule, à défaut d’enfants de son âge dans le voisinage ; le premier voisin se trouvant à plusieurs kilomètres de là, elle n’avait pour compagnie que son père, dont la présence était rendue aléatoire par son travail et la nécessité qu’il avait d’assurer de nombreuses heures de garde pour pouvoir payer les factures ainsi que la nourriture, et Thor et Sanders, deux dragonneaux qu’elle avait eu l’occasion d’approcher à leur naissance sous la surveillance rapprochée de son père, et qui, désormais, la reconnaissaient. Ils n’étaient pas riches ; et Teddy n’ayant jamais connu sa mère, il n’y avait jamais eu que les revenus de son père qui, bien que dracologue émérite, ne gagnait pas suffisamment pour leur permettre de vivre convenablement sans faire d’heures supplémentaires. Les soirs où il lui lisait son histoire avant d’aller dormir étaient rares, et donc, précieux.
Ils n’étaient cependant jamais assurés. Deux coups frappés à la porte mirent fin à ce rare moment où il avait le temps d’être avec sa fille, sans être affairé à quel qu’autre affaire domestique ; avec un dernier regard en direction de sa fille, Charlie se leva et, triturant le torchon qu’il maintenait toujours entre ses mains, ouvrit la porte. Teddy se pencha afin d’apercevoir qui se tenait sur le pas de leur petite maison, mais le contre-jour l’empêcha de voir autre chose qu’une silhouette longue et nerveuse. Au ton employé par son père, il n’était pas ravi de le voir.
«
On a besoin de toi maintenant », plaida le visiteur devant la détermination de Charlie à refuser. «
Tu la connais mieux que personne. » Un soupir. Teddy n’était pas certaine de comprendre, mais le nœud qui se forma dans son ventre l’informa qu’il n’aurait sans doute pas une bonne nouvelle à lui annoncer. Bien qu’elle sache pertinemment qu’elle n’ait pas le droit d’écouter les conversations des grands, elle se leva et avança d’un pas encore mal assuré vers la porte du salon, donnant sur le couloir de l’entrée. «
Et Travis ? » «
Il vient de faire vingt-quatre heures. Il est crevé. » Son père passa une main dans ses cheveux roux. «
Je ne peux pas. Je n’ai pas les moyens de payer une nouvelle garde de Meredith ce soir. On est à la fin du mois. » «
Emmène-la avec toi. Ce n’est qu’une surveillance ! Et ta gamine est adorable. Elle adore les dragons, et comme ça tu pourras passer du temps avec elle. » «
Elle a quatre ans ! » L’homme soupira, et sembla lancer son dernier argument, en désespoir de cause. «
Je peux la garder, je suis sûre qu’elle s’entendra bien avec ma fille. » «
Tu tiens vraiment à ce que je vienne. » «
Oui. » Un instant, de silence, puis les bras de son père tombèrent le long de son corps. «
OK. Donne-moi deux minutes. » Cette fois, il ne prit pas la peine de la gronder lorsqu’il l’aperçut à un mètre de lui, l’espionnant comme une enfant de quatre ans savait le faire.
Plongée dans les ténèbres, elle se dévissait le cou pour tenter d'apercevoir quelque chose, mais rien ne transperçait l'obscurité oppressante.
Thor avait grandi. Il mesurait plus de trois mètres, et l’envergure de ses ailes, bien qu’encore fragiles pour le supporter en vol, recouvrait son ventre bedonnant. Les muscles puissants de ses pattes arrières roulaient sous sa peau dont les écailles avaient pris une teinte plus foncée, rappelant la couleur du sang, et sur la ligne de son dos commençaient à percer des épines dorsales qui promettaient d’être acérées. Des cornes émergeaient de son crâne et ses yeux, de véritables perles noires, lançaient un regard mauvais. D’épais nuages de fumée grisâtre s’échappaient de ses naseaux ; les griffes de ses antérieurs creusaient des sillons dans le sol meuble de la cage.
Il reconnaissait peut-être la jeune fille qui se tenait devant lui, à distance raisonnable ; mais il reconnaissait également le danger qu’elle pouvait représenter pour lui.
«
Reste vigilante. Ce n’est plus un enfant. » «
Je sais. » Elle avait répondu un peu sèchement, mais elle n’avait d’yeux pour son ancien ami, qui lui avait soufflé dans le cou quand elle n’avait que cinq ans, et contre le ventre de qui elle s’était une fois assoupie – elle se souvenait encore de la terreur de son père lorsqu’il l’avait découverte, d’apparence inerte, entre les pattes recourbées du dragonneau. Elle savait que s’il ne l’avait pas encore attaquée, c’était parce qu’il savait qui elle était ; qu’il restait un peu de cette confiance qu’il avait pu avoir dans sa jeunesse. Cependant, maintenant qu’il avait pris de l’âge, il tirait parti de son instinct de conservation qui lui hurlait qu’il n’était pas normal qu’il se trouve enfermé avec, sous le nez, deux humains qu’il lui aurait été facile de balayer d’un coup de pattes. Teddy serra les poings et tenta un pas en avant ; Thor renâcla mais ne bougea pas. «
Si tu… » «
Fais le moindre mouvement brusque, et si je le quitte une seule fois des yeux, ce sera fini. Je sais tout ça, papa. » Elle sentit son père retenir la remarque cinglante que son insolence aurait mérité, mais il savait aussi que le moment était relativement mal choisi pour se lancer dans une leçon de morale avec sa fille. Elle l’imagina croiser les bras sur sa poitrine pour tromper la nervosité et la frustration qui l’agitaient.
Il n’aimait pas qu’elle l’accompagne à la réserve. Quoi qu’il fasse, il finissait toujours par la perdre de vue et la retrouvait dans un coin de la réserve où elle n’aurait jamais dû mettre les pieds ; à neuf ans, Teddy présentait une indifférence au danger qui manquait lui faire avoir une crise cardiaque. Si, dans son enfance, elle avait été autorisée à approcher des dragonneaux, c’était uniquement parce que ceux-ci ne présentaient aucun danger, d’autant qu’il l’accompagnait et la protégeait ; maintenant qu’elle était en âge de s’éclipser pour échapper à sa surveillance, elle n’hésitait pas à lui fausser compagnie pour contempler d’un peu plus près ces créatures qui la fascinaient. Parfois, il lui arrivait de bénir le ciel de ce que son père n’ait pas les moyens de lui payer une baby-sitter qui accepterait de se déplacer au milieu de nulle part – même si elle finissait toujours par regretter cette pensée égoïste. Son père se tuait à la tâche pour pouvoir leur permettre de garder une situation de vie décente, et la fatigue commençait sérieusement à creuser les traits de son visage, ainsi que ses sombres cernes. Elle avait lu toutes les lettres de ses oncles et tantes lui proposant une aide financière généreuse, bien à l’encontre de la volonté de son père qui, s’il l’apprenait, ne manquerait sans doute pas de l’engueuler, mais il l’avait toujours refusée.
Ce soir-là n’était pas différent des autres. C’était de sa faute si elle se trouvait devant Thor, tandis que le reste de la réserve, son père en premier, retenait son souffle. Un grognement sourd roulait dans la gorge de la créature, qui tenait à la fois de l’avertissement et de la douleur ; d’épais filets de sang serpentaient sur son antérieur droit, coulant d’une entaille béante que les coups de langue maladroits de Thor avaient infectée. Elle n’avait pas résisté à ses gémissements de douleur que trahissaient ses attaques défensives à l’encontre de toute personne tentant de s’approcher de lui – au grand désarroi de son père qui l’avait prise sur le fait un peu trop tard. Maintenant qu’elle était dans la cage, il n’était plus question de se dérober.
Alors, son âge n’avait plus vraiment d’importance. Qu’elle ait été plus âgée n’aurait rien changé ; si Thor avait dans l’idée de la faucher dans la seconde suivante, être plus âgée ne l’aurait pas sauvée.
Son cœur se fracassait contre ses côtes tandis qu’elle n’osait cligner les yeux ; elle sentait l’humeur vitrée s’assécher, provoquant la naissance de larmes au coin de ses yeux. Thor arqua le cou lorsqu’elle fit un autre pas en avant, changeant l’angle de sa vision pour la centrer sur sa silhouette fragile à côté de son envergure monstrueuse. Il souffla de nouveaux nuages de fumée dans un nouvel avertissement, mais Teddy, déglutissant par nervosité, ne recula pas ; l’idée, pourtant, qu’elle avait un peu trop tenté sa chance pour cette fois s’insinuait progressivement dans son esprit. Elle allait en entendre parler, si elle s’en sortait.
Lentement, elle s’accroupit en signe d’asservissement devant la créature qui, imperceptiblement, pencha la tête sur le côté. Thor sembla hésiter pendant une seconde puis, avec précautions, plia l’échine ; sa tête se retrouva à hauteur de Teddy. Elle se rendit compte qu’elle ne respirait plus.
Des cordes magiquement renforcées jaillirent soudainement pour s’enrouler autour du cou de la créature et Teddy, roulant sur le côté, échappa de justesse à la ruade de Thor qui tenta, à retard, de se défaire de l’emprise que les dracologues maintenaient sur lui du bout de leurs baguettes, son père en tête. Après avoir tenté par deux fois de redresser le cou, Thor dû admettre sa défaite et s’allongea, laissant la place libre à l’un des soigneurs. Teddy se ramassa sur elle-même lorsque le regard de son père se tourna vers elle ; elle y distinguait l’orage que seules ses froides colères étaient en mesure de générer. Elle allait passer un sale quart d’heure.
La mélancolie l'envahissait tandis qu'elle se laissait glisser dans lac chaleur réconfortante d'un moment d'oubli.
«
Papa… » «
Prends une grande inspiration », s’amusa Charlie en remettant une mèche derrière l’oreille de sa fille. Teddy se mordit la lèvre inférieure mais ne parvint pas à retenir le sourire qui fleurissait malgré elle sur ses lèvres. «
Allez, on y va. Ils nous attendent. » Elle acquiesça ; après avoir dissimulé la chaussure en cuir pourri qui leur avait tenu lieu de Portoloin, Charlie s’enfonça dans les fourrées, sa fille sur les talons. Emergeant hors des champs en friche de la campagne anglaise, le Terrier penchait considérablement sur la gauche, l’avant-toit dessinant un sourire malingre au milieu de l’enchevêtrement de fenêtres éclairées par les lueurs dansantes de dizaines de bougies.
Teddy suivit le conseil de son père lorsque sa grand-mère la serra dans ses bras ; sa tendance à l’étouffer dans son élan de tendresse excentrique l’avait rendue méfiante envers les élans d’affection de sa grand-mère la première fois qu’elle l’avait rencontrée. Il était difficile de retenir longtemps son souffle, quand on avait cinq ans. Laissant Molly la tenir à bout de bras pour la contempler de pied en cap et la complimenter sur les quelques centimètres qu’elle avait gagné depuis l’année écoulée et tout autre détail qu’elle trouvait manifestement magnifique sur la personne de sa petite-fille. Teddy avait le droit à un examen plus long que les autres petits-enfants de la famille ; le travail envahissant de son père rendait leurs visites en Angleterre significativement plus rares, voire uniques dans l’année. Noël était la seule visite familiale qu’ils ne rataient jamais.
La rareté de leurs visites dans leur famille la rendait cependant nerveuse ; alors que sa grand-mère accaparait son père pendant de longues minutes, Teddy, livrée à elle-même, se retrouvait perdue parmi le nombre de ses cousins, qu’elle avait toujours trouvé hors norme. Habituée à la solitude, se retrouver soudainement entourée d’enfants plus ou moins de son âge était un choc qu’elle avait toujours du mal à traverser ; la première fois qu’elle s’était retrouvée au beau milieu de cette faune plus ou moins rousse, elle avait trouvé la meilleure cachette de la maison et s’y était planquée durant le reste de la soirée – jusqu’à ce qu’on appelle pour l’ouverture des cadeaux. Pour ça, il n’y avait pas de soucis, peu importait le nombre de personnes présentes, elle ne s’enfuyait pas.
«
Teddy ! » George la serra chaleureusement dans ses bras et, comme à l’accoutumée, fit l’impasse sur les détails qui avaient changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Il préféra plutôt compter les nouvelles cicatrices qu’elle arborait avant de lui demander de lui raconter tout ce qu’elle avait fait pour que son père prenne quelques rides de plus ; et malgré qu’elle en conçoive un peu de honte pour les soucis qu’elle lui avait causé, elle n’était pas peu fière de ses éclats à la réserve. Alors, avec luxe détails, elle entreprit de lui exposer par le menu ses derniers exploits en date, tout en surveillant du coin de l’œil son père qui, de son côté, faisait de même. Il avait toujours considéré que ces conversations avec George encourageait son côté intrépide ; et il n’avait peut-être pas tout à fait tort sur ce point.
Elle ne sut exactement quand elle s’endormit, au cours de la soirée, mais son père l’éveilla lorsqu’il fut l’heure de distribuer les cadeaux. Le vacarme qui régnait dans la pièce à vivre du Terrier l’aida à émerger et elle se joignit à l’euphorie collective ; les enfants parvenaient toujours à piailler plus fort que leurs parents, et comme les autres, Teddy y allait de son engouement. Il n’y avait que dans ces moments où elle n’avait aucun mal à se joindre à ses cousins ; glissant au bas du canapé, elle s’émerveilla sur les cadeaux qu’ils avaient reçus et ils partagèrent sans concessions leur enthousiasme.
Charlie referma avec douceur la couverture du livre et leva les yeux au ciel devant le sourire de sa fille. «
Il faut que tu dormes », fit-il, bien qu’il sache qu’elle était trop surexcitée pour cela. «
Je suis sûr que tu n’as même pas écouté un seul mot du récit. » Elle secoua la tête, peu scrupuleuse de lui avouer que c’était effectivement le cas. Se penchant, il l’embrassa sur le front. «
Allez, fais un effort et compte les dragons. Et ne fais pas de bêtises, s’il te plaît. » Dans sa bouche, la formule avait perdu toute la politesse superflue qu’un parent lui accordait, lui préférant la supplication de quelqu’un qui savait que c’était probablement inutile. Teddy acquiesça ; il sourit. «
Bonne nuit. » «
Bonne nuit, papa. » Il souffla sur la bougie avant de quitter la chambre à pas-de-loup ; contrairement à Teddy, sa cousine partageant la chambre dormait à poings fermés, épuisée par les réjouissances de la soirée. Se renfonçant dans son oreiller et remontant sa couverture jusqu’au menton, Teddy se mit à compter les dragons.
Lorsqu’elle arriva au trois cent cinquante-deuxième dragon qui avait pris une teinte jaune ornée de gros pois verts, elle abandonna la partie dans un soupir. Sa vision avait eu le temps de s’affiner en s’habituant à l’obscurité ambiante, lui permettant de déceler les poutres au plafond, l’armature en fer blanc de son lit et de celui de sa cousine dont la respiration lente, régulière et presque silencieuse était le seul bruit qu’elle percevait. Elle avait l’habitude du silence, il ne l’angoissait pas. Se redressant dans son lit, elle se glissa hors des couvertures et rampa vers la fenêtre de la chambre ; il n’y avait que la lune, pleine et éclatante, qui diffusait une lueur argentée sur la campagne déserte. La nuit était impénétrable, dans son rideau de ténèbres compactes.
Glissant dans une flaque d’argent, une ombre fila ; imposante, elle louvoyait, le nez en l’air, visiblement aux aguets. Teddy fronça les sourcils, essayant de détailler davantage la silhouette mais la distance rendit l’opération sinon impossible, au moins difficile. Elle soupira et sursauta en écoutant le silence ; sa cousine ne bougea pas une oreille. Une vraie masse.
Alors qu’elle s’apprêtait à sortir de son lit, Teddy s’interrompit brusquement ; la promesse qu’elle avait faite à son père lui revint en mémoire. Se mordant la lèvre inférieure, elle jeta un coup d’œil au cadre de la fenêtre ; l’envie et la curiosité lui rongeaient le ventre, émaillant la résolution en plâtre qu’elle prenait souvent de ne plus causer de soucis à son père. Cela étant, quel risque courait-elle de sortir dans le périmètre du Terrier ? Elle voulait juste voir d’un peu plus près cette silhouette pour identifier la créature qui semblait inspecter les alentours. Elle ne resterait pas longtemps, et elle se cacherait. Oui, elle allait prendre toutes les précautions. Forte de ses résolutions, elle termina de quitter son lit et attrapa sa cape en laine, qu’elle drapa autour de ses épaules. Elle descendit sur la pointe des pieds les escaliers grinçants de la maison bancale et pria pour que la porte ne grince pas en l’entrouvrant. Elle était persuadée qu’il devait bien y avoir quelqu’un qui ne dormait pas – comme elle.
L’air froid lui mordit le cou ; un long frisson dévala son échine. A la faveur de l’ombre projetée par l’avant-toit, elle fit le tour de la maison pour s’approcher de l’endroit supposé où se trouvait la créature ; un poids s’effondra dans son ventre lorsque, après avoir fait deux fois les environs du Terrier, elle ne trouva pas moindre trace de la silhouette. Sous le coup de la déception, elle s’éloigna de l’ombre et s’avança dans l’herbe ; la gelure du sol commençait à les rendre insensibles. Machinalement, elle resserra les pans de sa cape sur ses épaules et après un dernier tour d’horizon, se résigna à rentrer. Le froid lui aura peut-être apportée le sommeil.
Elle fit un bond en arrière, irrépressible, lorsqu’elle croisa les yeux sombres, étincelant sous la lueur argentée de la lune, d’un immense loup. Une cicatrice se détachait en plein milieu de sa figure.
Teddy connaissait les dragons et leur morphologie sur le bout des doigts, et n’avait pas pu s’empêcher de s’intéresser aux loups-garous lorsque son père, lassé de l’entendre lui demander sans cesse pourquoi l’un de ses oncles portait une cicatrice en travers de son visage, lui avait expliqué qu’il avait été la victime d’un loup-garou au cours de la Grande guerre. Ce sujet était l’un des rares que sa curiosité naturelle n’arrivait pas à la convaincre d’aborder ; depuis, elle ne lui avait plus jamais posé la moindre question, se contentant de ses propres recherches. Elle n’osait pas non plus regarder son oncle dans les yeux, et prenait soin de l’éviter d’ordinaire.
Alors, elle n’eut aucun mal à identifier la créature qu’elle avait aperçue du haut de sa fenêtre. Un nuage blanchâtre s’échappa lorsqu’il souffla ; son regard ne cillait pas. Teddy, devant lui, était pétrifiée ; elle qui ne ployait que rarement devant l’allure menaçante d’un dragon n’était pas rassurée devant un loup. Avec précaution, elle pêcha sa respiration dans son ventre et adopta l’attitude qu’elle avait devant les créatures reptiliennes qu’elle avait davantage l’habitude de fréquenter. «
Oncle Bill ? », tenta-t-elle prudemment. Un instant de flottement, durant lequel le loup demeura immobile, avant qu’il ne baisse légèrement la tête, sans la quitter du regard. Elle prit cela comme un signe d’assentiment. Il recula légèrement, puis tourna la tête vers le Terrier. Elle comprit sans peine l’allusion. «
Le… Le dit pas à papa, s’il te plaît. » Il ne bougea pas, ne fit aucun signe de tête. Teddy recula et ne se retourna qu’une fois qu’elle eut trouvé la porte et l’eut ouverte.
Elle remonta les escaliers aussi rapidement et silencieusement que possible, plongea dans ses couvertures où elle y retrouva ce qu’il restait de sa propre chaleur. Grimpant à la fenêtre, elle jeta un œil dehors ; l’ombre était toujours là, et semblait l’observer, le nez en l’air et les oreilles droites. Teddy se retira brusquement et s’enroula dans ses couvertures ; si son père l’apprenait, il l’enchaînerait à son lit une bonne fois pour toute.
«
Je croyais que tu avais peur de ton oncle Bill. » Teddy sursauta, manquant de renverser le chocolat chaud de son mug sur elle. «
Euh… non, mais… » Il sourit. «
Il te trouve très courageuse, tu sais. Je ne sais pas d’où ça vient, mais il a l’air de le penser sincèrement. » «
Ah ? » Elle fronça les sourcils et se retourna ; à l’autre bout de la pièce, Bill dormait à moitié dans un coin, couvé par sa femme qui maintenait leurs enfants éloignés pour ne pas le déranger. Charlie lui embrassa le front. «
Enfin, il a dû le remarquer, comme tout le monde. Même si à mon sens, tu ferais mieux d’être moins courageuse… »
U.C.