Juillet 2013,
Azkaban.
Le néant. Le maelstrom couronnant la forteresse avait l’allure d’un trou noir aspirant la moindre étincelle, comme l’obscurité, épaisse, dévorerait la lumière ; rien ne parvenait à exister. Figé hors de l’espace et du temps, elle avait toujours eu l’impression de pénétrer dans une autre réalité. Où l’espoir était un concept et l’existence une plaie. Le néant. Rien n’existait. Rien ne
pouvait exister.
Laissez vos rêves et vos espoirs sur le pallier. Elle l’appelait Hollow Bastion pour la rendre moins effrayante, mais elle devait avouer que la méthode ne donnait pas beaucoup de résultats. La peur l’étouffait autant que le vent glacial la cinglait lorsqu’elle mettait pied à terre non loin d’un ponton noyé par le ressac incessant de l’eau noire. Le néant. Il n’y avait rien, dans cet endroit. Même le désespoir faisait grise mine.
Elle déglutit péniblement et replaça machinalement une mèche savamment abandonnée sur son front ; le claquement sec de la main de sa tante sur le dos de la sienne et son sifflement de réprobation la firent sursauter. «
Tiens-toi tranquille. » Vesper hocha la tête et dissimula les tremblements de ses mains en les serrant l’une avec l’autre contre son abdomen. L’expression sévère gravée sur le visage de sa tante n’avait pas pris un pli, pas plus que le regard empli d’antipathie qu’elle adressa au gardien bourru qui leur demanda de décliner leurs identités. Ses lèvres bougèrent à peine, pincées, pour lui répondre. Elle n’aurait pas mieux adressé sa précieuse parole à un sous-traitant ; égale à elle-même, elle ne semblait pas prendre la moindre ombre de l’endroit où elles avaient mis les pieds. Vesper la contempla à la dérobée ; peut-être possédait-elle vraiment les origines prestigieuses dont elle se vantait, finalement.
Le silence de l’endroit était oppressant, jusqu’à l’orage muet qui se déchainait, infatigable, au-dessus de la forteresse, éclairant par intermittence ses vieilles pierres noires. C’était la seule lumière naturelle qui perçait l’éternelle tempête, sans jamais parvenir à l’éclairer. Elle ne faisait que l’effleurer, dessiner ses contours, révéler sa présence comme un monstre tapi dans l’obscurité. Elle retint sa respiration lorsqu’elle franchit le seuil de la prison ; l’impression de se faire dévorer chaque fois un peu plus lui lacérait le ventre. Elle craignait le jour où elle ne serait plus capable d’en sortir.
Hollow Bastion, sois gentil avec moi. Le gardien les dévisagea sans pudeur, provoquant chez sa tante un reniflement dédaigneux qui ne l’émut guère ; Vesper douta même que quoi que ce soit ait pu un moment atteindre le geôlier au regard d’obscurité qui tenait la chaîne du monstre. Sans un mot, il tourna les talons et elles lui emboîtèrent le pas.
Hollow Bastion, sois gentil avec moi. «
Vous avez un quart d’heure. » Même la voix rocailleuse et lourde du gardien ne résonnait pas entre ces murs empaquetés de silence. Elle tombait comme une pierre pour ne jamais se relever.
Hollow Bastion, sois gentil avec moi.Un homme maigre, aux joues jaunes et émaciées, attendait, immobile, derrière une table en bois brut ; une femme se tenait à ses côtés, ses cheveux noirs tombant en mèches sales sur ses épaules décharnées. Ils levèrent de concert la tête lorsque la lourde porte de bois greffée d’acier grinça ; l’ombre de leurs orbites voilait leurs prunelles hantées. Un rictus tordit les lèvres de la femme, découvrant des gencives rouges reculant sur de trop longues dents jaunies, lui donnant l’allure d’un cadavre réanimé que d’un véritable être humain ; l’homme, lui se contenta de ramener ses mains devant lui. La poigne de fer de sa tante s’abattit sur son épaule, la forçant à s’asseoir en face de lui ; son regard ne la transperçait pas, il la traversait. Elle avait l’impression qu’il ne la voyait pas, perdu dans une réalité lointaine et intangible.
«
Comme tu as grandi. »
Sa voix était rocailleuse, hésitante et trébuchante ; elle devinait qu’il n’avait plus beaucoup l’occasion de l’utiliser. Elle ne savait que répondre. Elle n’était pas sûre de la dernière image qu’il avait d’elle ; était-ce celle du mois dernier, ou de celle d’il y a un an ? Le temps était devenu une notion relative, autant que la mémoire tributaire du dernier courant d’air. Le néant.
Hollow Bastion, sois gentil avec moi. Elle soutint son regard absent, et sursauta lorsque sa tante la rappela sèchement à l’ordre. «
Réponds à ton père ! » Elle se mordit la lèvre inférieure. Son regard glissa vers sa mère qui, au contraire de son mari, la dévorait du regard ; elle voyait ses prunelles la détailler, soupeser, estimer et critiquer. Il y avait toujours, dans l’encolure de ses yeux hagards, cette flamme incandescente, presque possédée, qui étincelait, inébranlable ; elle l’avait toujours envisagée avec prudence.
On disait d’eux qu’ils étaient ses parents. On disait d’eux qu’ils étaient des héros, qu’ils devaient être
ses héros. Elle, elle ne voyait en eux que des âmes damnées, des cadavres pourrissants à qui elle attribuait le titre de parents, sans conviction, simplement parce qu’on le lui avait dit. Elle ne les connaissait pas ; elle ne les avait jamais connus.
«
Oui, j’ai pris quelques centimètres. J’atteindrais bientôt la taille idéale. »
Des mots appris par cœur. Une nécessité qu’elle ne ressentait pas. Il fallait pourtant le dire. La main de son père trembla lorsqu’il la leva pour la poser sur la sienne ; sa peau était gelée.
Hollow Bastion, sois gentil avec moi. Mars 2017,
Domaine des Carmichael, Ecosse.
«
Vesper ! Vas-tu sortir ? » Elle grimaça. De toute évidence, sa tante n’aimait le petit excès qu’elle s’était permis en demeurant dans les vapeurs de son bain cinq minutes de plus pour terminer son chapitre, ce qui, en vérité, était relativement prévisible. Elle avait naïvement espéré que son rituel quotidien la détournerait suffisamment longtemps du décompte des minutes, mais c’était sans compter sur son esprit millimétré qui n’omettait aucun détail, pas même la moindre seconde qui passe. «
Je viens ! » Abandonnant son livre sur le rebord de la console de marbre, elle plongea les mains dans l’eau encore brûlante pour trouver la fleur en éponge qu’elle se frotta énergiquement sur le corps, nettoya sous ses ongles et, sortant du bain, s’enduisit d’une huile corporelle dégageant une odeur de soufre qui manqua la faire éternuer. Dénouant ses cheveux, elle se glissa dans son peignoir terne et effiloché et arrangea ses mèches autour de son visage devant le miroir embué : quitte à avoir pris quelques libertés, il valait mieux qu’elle soit présentable. Ce serait toujours un point en plus.
La chambre était austère, à la décoration sans doute volée à l’époque féodale : le lit, massif, trônait au milieu de la chambre rectangulaire, dont les murs nus révélaient ses pierres inégales, grossièrement taillées. Un lourd tapis servait de descente de lit, et une armoire capable de dissimuler quelques cadavres jetait une imposante ombre sur l’ensemble de la pièce, rendue vacillante par les flammes dansantes de la cheminée et des bougies disposées sur les tables de chevet. Les armoiries de la famille couronnait la tête de lit, répondant au tableau surmontant l’âtre de marbre de la cheminée, ou dormait l’un de ses illustres ancêtres dont Vesper ne parvenait pas à retenir le nom. Installée dans un fauteuil lourdement tendu de velours, sur le bout des fesses et le dos fermement droit, sa tante la foudroya du regard lorsqu’elle pénétra dans la pièce. L’impression d’être transpercée par une lance l’assaillit aussi soudainement que le courant d’air froid qui la traversa ; aucune flamme n’avait jamais réussi à rendre cette chambre plus chaleureuse. «
Allez, ne perdons pas de temps. » Vesper hocha la tête et dénoua la ceinture de son peignoir, le laissant glisser sur le sol avant d’avancer d’un pas. Sa tante se leva, aussi raide qu’elle avait été assise, et s’approcha ; ses doigts osseux et froids attrapèrent ses poignets pour écarter les bras de son corps. Gardant son regard droit devant elle, Vesper attendit.
Elle ne se souvenait pas avoir un jour échappé à cet examen minutieux ; aussi l’exercice ne lui était-il pas choquant. L’habitude avait émoussé la notion de pudeur et de nudité qui, dans sa famille, était passé au crible de nombreuses nécessités physiques ; et malgré la puberté survenant, grignotant son assurance, elle s’était toujours pliée au rituel avec bonne volonté. Elle sentait les doigts de sa tante effleurer sa peau, ses prunelles fureter à la recherche de la moindre impureté, ses mains soulever sa crinière pour en apprécier la brillance, ses ongles gratter son visage pour en apprécier le grain. Rien n’échappait à son regard d’aigle soufflant un air froid sur sa peau nue. Puis, s’éloignant, elle terminait de la dévisager en la contemplant de pied en cape.
«
Tu as grossi. » L’espace d’un instant, Vesper écarquilla légèrement les yeux et descendit ses prunelles sur son ventre ; elle aurait juré, au contraire, avoir encore perdu un peu de poids. Son ventre disparaissait sous sa poitrine et lorsqu’elle y passait ses doigts, elle avait toujours eu l’impression d’éprouver comme un creux ; parfois, en s’observant dans la glace, elle croyait voir son diaphragme ressortir.
Grossi ? Elle tâta ses flancs. Peut-être n’avait-ce été qu’une impression. Qu’un mirage. Peut-être n’aurait-elle pas dû manger le morceau de pain volé dans la cuisine parce qu’elle avait faim. Laissant ses bras redescendre le long de son corps, elle hocha la tête. «
Je suis désolée. » Sa tante ne répondit rien et, d’un geste, la renvoya dans sa chambre.
Tout le monde ne pouvait être un Carmichael. Toute personne ne saurait entrer dans sa famille sans avoir été au préalable examiné pour cela ; des critères rendaient la sélection difficile. Malgré qu’elle soit le produit de deux véritables Carmichael répondant à la perfection aux critères autant physiques qu’intellectuels, Vesper restait à l’essai, et rien n’échappait à sa tante : taille, poids, lignes et courbes, visage, cheveux. Chaque difformité était repérée, et devait être éradiquée. Le choix n’était pas donné. Devant son miroir en pied, Vesper s’examina de pied en cape, les sourcils froncés ; sans vraiment savoir où se portait le préjudice, elle convint qu’il lui faudrait reprendre l’exercice. La nécessité le commandait. Enfilant sa tenue d’intérieure, elle releva ses cheveux en un chignon serré et descendit dans la grande salle de banquet, où sa tante, contemplant d’un regard qu’elle savait absent les flammes dans l’âtre de cheminée en tout point semblable à celle située dans sa chambre, l’attendait ; autour de la longue table, trois hommes, silencieux, la regardèrent descendre. Elle exécuta une discrète révérence.
«
Bien. Nous pouvons commencer. » Vesper prit place autour de la table, à la droite de sa tante présidant la tablée. Celle-ci se lança dans un grand exposé sur l’état du village de Carmichael, que sa famille gouvernait depuis des générations ; bien que l’endroit soit occupé par les sorciers, sa proximité avec un autre village écossais le rendait, au sens de sa tante, gangréné par la peste. Son avis trouvait un écho sans conteste parmi les trois seuls hommes de confiance qu’elle possédait, des sorciers mercenaires qui ont rejoint la cause de sa tante par convictions, mais sans doute aussi pour quelques autres raisons encore inavouables. Vesper n’avait, envers eux, aucune antipathie ; au contraire, elle avait noué avec l’un d’entre eux une relation presque fraternelle, et ils avaient tendance à la couver chaque fois qu’ils étaient invités à dîner. Alors que sa tante continuait son exposé en usant de noms peu recommandables pour désigner les moldus, elle croisa le regard de l’homme assis en face d’elle, et réprima difficilement un sourire lorsqu’il mima, silencieusement, le visage figé dans la sévérité de sa tante.
Le débat sur leurs marges de manœuvres et leurs actions, commandées par l’urgence de la situation, animèrent les quatre adultes sous le regard attentif de la jeune fille. Elle n’avait que quatorze ans ; si elle était autorisée à suivre leurs débats et assister à la mise en place de leur plan, elle n’avait, en revanche, aucun droit à la parole. Elle était là pour apprendre. Vesper n’avait jamais connu l’école. Bien que sa famille voue une admiration et un respect inégalables aux fondateurs, l’école était, de l’avis de sa tante, tombée entre les mains des impies rendant l’éducation dispensée indigne de l’héritière des Carmichael. Depuis, Vesper tenait son éducation seulement de sa tante, qui la lui dispensait avec la sévérité et l’esprit strict qui la caractérisait ; elle en gardait encore quelques marques sur les poignets.
«
Nous les avons assez tolérés », conclut sa tante en balayant sa petite assemblée d’un regard impérieux. «
Il est temps pour nous d’agir. » Elle marqua une pause alors que ses hommes de confiance hochaient la tête. «
Vesper », reprit-elle soudainement en contemplant sa nièce. La concernée, relevant la tête, croisa le regard glacé de sa tante ; elle rassemblait déjà dans son esprit les quelques leçons qu’elle tirait du plan défini, où se mêlait sortilèges subtils et maléfices définitifs, afin de répondre aux éventuelles questions qu’elle avait l’habitude de lui poser à la suite de ce genre d’entretien. Cependant, rien de tel ne survint.
«
Tu nous accompagneras, cette fois. »
U.C.