I. Tout est bien qui finit bien

Quelque part au fin fond de la Bulgarie, dans un petit village coupé de la civilisation, par un hiver glacial.

« Le démon a enfanté ! Le gosse hurle comme un cochon qu’on égorge, c’est insupportable ! Il a les yeux du diable, il faut lui réserver le même sort qu’à sa sorcière de mère ! », cria un paysan sale aux joues rougies par l’alcool et à la dentition approximative, en arrivant sur la place du village.
« Le brûler ? T’es dingue ! C’est qu’un môme ce petiot ! Vaut mieux lui laisser une chance… », lui répondit une femme rondelette.
« Sa mère était une putain de Lucifer et tu voudrais laisser la vie sauve à son rejeton ? Plutôt crever ! », renchérit le premier en crachant un petit paquet de glaires sur le sol enneigé.
« Et si on laissait la nature en décider ? Il suffirait de le balancer dans une poubelle de la ville la plus proche, ni vu ni connu… justement, j’dois aller chercher du tabac. », proposa le petit malin du village.
« Ouais, crever de froid c’est encore pire que d’étouffer dans les flammes ! Adjugé ! Le petit aux ordures ! », exalta l’alcoolique.

Alors, on apporta une femme épuisée, en sueur, les cuisses en sang, les yeux en larmes. Elle hurlait qu’on lui rende son bébé, son tout petit. En vain. Elle fut attachée sur un bûché de fortune et continua à se lamenter dans l’indifférence générale. Pour seule réponse, elle reçut « Ta gueule sorcière ! Tu vas crever en enfer » !

On embrasa la loufoque comme on l’aurait fait des siècles plus tôt et la bière se mit à couler à flot. Son regard d’émeraude persista longtemps entre les flammes, déchiré par la douleur. Finalement, elle passa à trépas alors que le nouveau-né la fixait de ses grands yeux verts. Il ne pleurait plus. On l’avait emmailloté tellement fort qu’il en avait le souffle coupé. Personne n’avait pris le soin de le laver, le sang et le liquide amniotique avaient formé des croutes sur sa peau claire : un vrai monstre.

On chargea une femme de nourrir le bébé avec du vieux lait à l’odeur douteuse, puis, on le déposa dans la vieille voiture de Nikolaï qui devait se rendre en ville le lendemain. La fête battit son plein toute la nuit autour du feu, nul doute que plusieurs femmes écarteraient les cuisses pour fêter l’occasion, octroyant aux hommes une nouvelle descendance plus consanguine que la précédente, des petits aliénés qui, à leur tour, prendraient plaisir à brûler des sorcières. Des sorcières… Comme si elles existaient.

Ce n’était pas la première fois que ces paysans accusaient quelqu’un de pactiser avec le diable, mais jamais encore ils n’étaient passés à l’acte. En général, leurs menaces suffisaient à faire déguerpir les intrus. Mais celle-ci, elle avait été coriace ! Impossible de la faire partir, elle avait décidé de rester là, dans cette petite maison, à soigner les gens de façons étranges et à parler avec des mots inconnus. Elle avait appris la médecine dans une école lointaine, qu’elle disait… Mensonge ! Ils le savaient, eux, qu’elle lisait des grimoires lugubres et qu’elle faisait des mixtures à base de sang ! Une sorcière, une vraie ! Comme au cinéma, comme dans l’exorciste. Les femmes l’avaient dit depuis le début : une beauté pareille, c’est louche ! Les hommes, quant à eux, avaient confirmé en disant que s’ils cachaient tous une photo de la Belle dans leur tiroir – photo tâchée d’un liquide blanchâtre et grumeleux – c’est parce qu’ils avaient été envoûtés. Finalement, tout le monde s’était mis d’accord : ils allaient la brûler. Ils étaient réputés pour leur fameux cochon à la broche, alors cramer une démente, c’était du tout cuit !

Puis, la bonne femme était tombée enceinte, on avait donc décidé de reporter la petite fête afin de voir ce qui allait sortir de ses entrailles. Le père ? Personne ne savait de qui il s’agissait. Pas un gars du village, jamais elle n’aurait voulu d’eux. Finalement, le jour J était arrivé, la sorcière s’en était allée dans des cieux plus cléments et son horrible garçon s’était uriné dessus dans une voiture plus froide qu’un cercueil. Tout était bien qui finissait bien.




II. Le commencement

Comme prévu, Nikolaï abandonna le petit nauséabond dans une benne à ordures et alla chercher son tabac. Il passa l’après-midi avec une prostituée et rentra retrouver sa grosse femme au village, l’esprit et les bourses soulagés.

Ce sont les gémissements du nourrisson qui attirèrent l’attention du clodo. Il passait souvent à la benne pour y ramasser les vieilles pizzas du resto le plus proche. Mais cette fois, au milieu de la mozzarella premier prix trônait un bébé. Logique. Il écarquilla les yeux, se disant qu’il avait dû forcer sur la bibine. Le gosse avait une couleur bizarre… entre les croutes, on apercevait sa petite peau bleue. Il avait l’air sage le gamin, il ne bougeait pas d’un poil. Pas égoïste pour deux sous, Vlad décida d’apporter le petit au poste de police. Non seulement il faisait une bonne action, mais en plus il recevrait une récompense. C’était son jour de chance !

Les forces de l’ordre apportèrent le bébé à l’hôpital de toute urgence et chassèrent le SDF sans rien lui donner. Les ingrats.
On soigna Vassil – ainsi fut nommé le petit sorcier – et on le trouva étonnamment résistant. Il aurait dû mourir depuis des heures. Une fois lavé et nourri, il retrouva tout le charme des nouveau-nés. Nul doute qu’il serait adopté. Mais voilà, personne ne voulut de lui. Ses grands yeux verts renfermaient quelque chose d’inquiétant, tout comme son calme inhabituel. Il ne donnait même pas envie de l’embrasser. Aussi le plaça-t-on dans un orphelinat. Il y resta jusqu’à ses quatorze ans et y apprit à lire, écrire et calculer dans sa langue maternelle : le bulgare.

Autant vous dire qu’il ne prit même pas la peine de lire la lettre étrange qu’il reçut le jour de son quatorzième anniversaire. Elle était écrite dans un alphabet inconnu, d’une écriture verte. Comme il prenait plaisir à le faire avec toutes sortes d’objets, il enflamma le papier d’un simple regard. C’était l’un de ses « petits trucs magiques ». Il avait toujours su faire ce genre de choses, c’était inné. Cependant, ayant reçu de multiples punitions, il avait rapidement appris à se contrôler pour mieux cacher ses talents. Ceux-ci lui avaient permis de voler de la nourriture et de l’argent, de survivre en fait. Etant sans famille, il avait bien fallu qu’il gagne sa croute lui-même. L’orphelinat se chargeait de le loger et de lui donner de maigres repas, le reste, c’était pour sa pomme !

Il reçut plusieurs lettres jusqu’à ce que l’une d’entre elles soit écrite en Bulgare. Sa directrice n’y regarda pas à deux fois : elle l’envoya illico presto en Angleterre, bien trop heureuse de se débarrasser de ce fardeau qui ne lui ramenait pas un sou. Que tout cela soit une arnaque ? Elle s’en fichait pas mal. On n’ouvrait pas d’enquête pour les gosses sans famille.

Fin août, c’est un adolescent aux longs cheveux sombres et aux yeux émeraude qui débarqua en plein milieu de Londres, complètement perdu. Il ne comprenait rien, ne savait pas lire les pancartes et encore moins demander son chemin. Il chaparda un sandwich, déroba le portefeuille d’un homme richement vêtu et alla s’acheter des vêtements. Il mourait de chaud dans son vieux pull aussi épais qu’une laine de mouton. Il faut dire que le climat anglais était clément ! Un grand soleil éclairait le ciel bleu. Et tandis qu’il sortait d’une boutique, un vieil homme lui tendit la main. Vassil le dévisagea de la tête aux pieds, méfiant de nature, et décida finalement d’écouter son instinct et de le suivre. L’homme lui parla en bulgare, mais avec un fort accent anglais. C’était déjà ça.

« Je vais m’occuper de toi jusqu’à la rentrée mon garçon. Je sais que tu ne comprends pas notre langue, mais je vais t’aider à l’apprendre. Tu vas voir, tu te plairas dans notre école. Il existe un établissement semblable en Bulgarie, mais il n’accueille pas les enfants nés moldus et comme on ne connait pas tes origines... Mais à Poudlard, tout le monde est le bienvenu ! Allez, viens, tu es enfin chez toi ! »

C’est ainsi que Vassil Todorov – du nom de son orphelinat – entra dans le monde magique anglais pour ne plus jamais le quitter.




III. Nuit agitée

Comme chaque année à la veille de noël, le dortoir des garçons ressemblait plus à une décharge publique qu’à une chambre. Tout le monde s’apprêtait à retourner dans sa famille pour les vacances, tout le monde sauf Vassil. Il observait, amusé, ses amis rassembler leurs affaires et leurs cadeaux. Ils avaient de vraies têtes d’anglais, tous aussi moches les uns que les autres ! Pensa-t-il, comme à son habitude, riant intérieurement. Rien à voir avec la classe slave. Enfin, il avait bien dû s’en contenter, ils étaient ses compatriotes maintenant.

« T’as pas envie de nous aider un peu Vass’ ? Sérieux, tu fous rien de chez rien, c’est abusé ! », lui lança un adolescent à la tignasse de feu, complètement débordé.
« Tu crrrrois vraiment que je vais t’aider ? Tu rrrrêves mon vieux ! Quand tu seras capable de contenter une fille au lit, alorrrrs là, peut-être que tu serrrras digne de recevoir mon aide ! », lui répondit-il avec son éternel accent, en rigolant.

La journée passa vite, trop vite. Et il se retrouva seul. Rares étaient les étudiants qui restaient au château pour les vacances. Pour se détendre, il fuma une herbe magique et descendit une bonne bouteille de bieraubeurre. Il finit par s’endormir sur un fauteuil de sa salle commune, à moitié défoncé. Comme presque chaque nuit, il rêva de flammes, d’un regard vert – comme le sien- qui le fixait et de cris étranges. Il aurait voulu crier mais il ne pouvait pas, il se sentait étouffé. Finalement, une voix masculine cria des choses obscènes et il se réveilla en sursaut. Il était en sueur. Vassil se redressa, respira un bon coup et se tint la tête entre les mains. Bordel, il n’en pouvait plus ! Chaque nuit, c’était pareil. Le sommeil le guidait vers les ténèbres, la peur vers l’insomnie. Il était épuisé. Parfois, il arrivait qu’il dorme sans rêver, c’était tellement plus appréciable. Mais ces moments de répit étaient rares et ce soir ne ferait pas exception.

Il alla dans le parc. Il faisait glacial. Ca lui rappelait son enfance, le froid avait toujours eu la vertu de l’apaiser. Il marcha longtemps, longtemps… et l’aurore pointa le bout de son nez. Enfin, il allait pouvoir dormir. Ou plutôt, avoir un semblant de sommeil. Il ne dormirait vraiment que quand il saurait la vérité. Tant de questions restaient sans réponse ! Il s’était battu toute sa vie, avait affronté les obstacles les uns après les autres en espérant comprendre d’où il venait, qui il était, la signification de ce rêve… en vain. Peut-être valait-il mieux que certains mystères restent des mystères, pour le bien de tous.



IV. Introspection

Je l’ai encore fait. Je ne sais pas pourquoi. C’est plus fort que moi, j’ai beau faire des efforts, cette rage me ronge l’esprit et le corps. Elle s’insuffle dans mes veines à une vitesse hallucinante et atteint mon système nerveux avant que je ne m’en rende compte. Après, je dois exploser. C’est faire souffrir les autres ou me tuer moi-même. Je ne désire plus qu’une chose : refermer mes mains sur un cou et serrer jusqu’à rompre les os fragiles, enfoncer mon poing dans le corps mou d’autrui autant de fois qu’il le faudra pour y creuser un trou, défigurer un Apollon à coups de pieds… Et puis, la fièvre retombe, comme après l’amour. Je me sens rassasié, plongé dans une plénitude que je ne rencontre que grâce au sexe ou à la drogue. J’peux pas m’expliquer ce besoin de violence. Ca va et ça vient, ça me fait du mal et puis du bien. Je fais mon possible pour frapper comme un forcené dans des objets ou des murs, triste échappatoire. Mais je sais qu’un jour, c’est la chair humaine que ma colère rencontrera et ce jour-là, le ciel pleurera pour quelque chose.

Je sais que beaucoup me prennent pour un fou furieux et franchement, je m’en fous. Mieux vaut être craint que bouc émissaire. D’ailleurs, j’me demande parfois si ces gosses de riches qui m’entourent sont vraiment mes amis. J’ai beau faire semblant, il y aura toujours quelque chose de différent entre nous. Ils n’ont jamais connu la solitude, le déracinement, la misère, le rejet… alors ils pleurent comme des chiens de salon parce qu’ils n’en ont jamais assez, sans savoir que le loup qui hurle n’a plus mangé depuis des semaines. Pour ça, ils sont à la fois touchants et méprisables. Touchants car ignorants. Ils ne connaissent pas la vie, la vraie. Du moins, pas encore. Tant mieux pour eux. Et tant pis. La véritable force se construit dans l’adversité, pas dans les jupons d’une mère.

Je les observe et je me fends la gueule dans mon fort intérieur. Ils sont perdus dans un monde qu’ils ont toujours connu. Ils ne se rendent pas compte de ce qui se prépare. Moi, je le sens. Mon instinct est aiguisé, il me prévient toujours des mauvais présages. La tension qui règne devient palpable, elle va finir par exploser, ce n’est qu’une question de temps. Et ce jour-là, il faudra choisir un camp. Leur conflit ne me regarde pas ; je ne me battrai ni pour mon sang, ni pour les droits de tous. Mais il faudra bien que je choisisse si je ne veux pas faire partie des dommages collatéraux.

L’hémoglobine va remplir nos histoires adolescentes, c’est un fait. Il n’y aura plus de place pour les petits bobos, plus personne pour consoler les fils à papa. Les plus faibles tomberont avant même d’avoir pris les armes. Peut-être même se cacheront-ils comme des rats ? Une chose est sûre, je serai au front. Une fois de plus, je me battrai pour survivre, même si je dois y laisser ma peau. Mais ça m’étonnerait… j’ai connu pire, au fond de moi, je le sais.