Un souffle, un soupir, une larme, un sourire. Une étrange chaleur envahit ce coeur d'enfant qui est le mien. Je tiens entre mes mains le contrat de ma liberté. Le parchemin jauni imprègne sa douce odeur sur le bout de mes doigts. Je n'arrive pas à y croire. J'ai quatorze ans et des poussières et je n'arrive pas à y croire.
Je vais m'enfuir de ce château, de ce manoir atroce. Echapper au joug de mes parents trop distants, qui ne savent pas m'aimer, moi, leur fille unique. Je ne suis pas eux, ils ne sont pas moi. Le sang qui coule dans mes veines n'a rien de commun au leur. Il est spécial, différent. Zola avait tort. Ses thèses: bullshit.
Mes parents ignorent encore tout de ce courrier. Depuis quelques jours, je le cache dans ma chambre, sous mon oreiller. Il est mon secret mais devra tôt ou tard éclater. Je le savoure pour l'instant. C'est trop beau pour être vrai. Je vais partir.
« I've waited for a long time.
Yeah the sleight of my hand
is now a quick pull trigger.
I reason with my cigarette,
And say your hair's on fire,
you must have lost your witsyeah »
La vérité se découvre d'elle-même. Une nouvelle lettre, un nouveau matin. Du café bouillant sur le carrelage brillant, souillé par la maladresse de mon père, par sa surprise. Stupéfaction, déni, bonheur. Ma mère angoisse. Panique. "Et si c'était des fous ? Et si…" On sonne à la porte. Le domestique s'affaire à laisser entrer le visiteur. Il porte une tenue étrange, loufoque. Curieux personnage. Il m'offre un large sourire. Sa longue robe émeraude retombe sur le sol, couvre ses pieds.
Je suis malheureusement envoyée dans ma chambre par la voix stridente de ma mère. Dans le salon, ils discutent. Et je n'y suis pas invitée. Ils parlent de moi. De cette école de sorcellerie. De mon échappatoire. Et je suis confinée dans ma chambre, fixant ses murs nus, anonymes. Rien est à moi ici. Rien n'est moi. Je veux partir, plus que tout.
Je ne me laisserai pas croupir dans les couloirs sombres de ce manoir. Il en est hors-de-question. Je ne vais déjà plus à l'école, mes parents m'ont retirée du collège du coin pour mieux m'ennuyer avec un précepteur. Je ne laisserai pas mon adolescence dégénérer à petit feu selon les dires de ces tyrans.
« All the other kids with the pumped up kicks,
You better run, better run, outrun my gun » Le regard vide posé sur mon poignet, j'observe avec fascination la nouvelle coupure que je viens de m'infliger. Le sang coule, épais, chaud, sur ma peau, et termine sa course sur le bord de l'évier des toilettes des filles. Je ne sais plus à quand remonte cette sale habitude. La souffrance me soulage de ma colère, de ma solitude. Je ne me sens jamais plus vivante que dans ces instants.
J'ai le coeur cassé. Poudlard n'était pas ma Terre Promise. Le château est ma maison mais la douleur y est tout aussi présente que dans la demeure familiale. Si ce n'est plus. Je ne peux faire un pas sans entendre les insultes fuser à mon passage. Sang-de-Bourbe, c'est le surnom affectif par lequel me désignent mes camarades vert-et-argent.
J'ai quitté le manoir familial peu après l'anniversaire de mes dix-huit ans. Mon sage héritage paie les frais d'habiter sur le Chemin de Traverse, dans un appartement qui n'appartient qu'à moi. Je n'ai pas écouté mes parents. J'ai ignoré les pleurs de ma mère, le regard désapprobateur de mon père. Je suis partie, loin de ce cauchemar. Maintenant, j'ai mon endroit pour souffler quand je sens les ténèbres m'avaler.
Quatre ans plus tard. Je ne suis pas rouée de coups tous les jours mais les Serpentards veillent à ce que j'ai ma dose chaque semaine. Je ne compte plus les bleus, les mensonges, les refus d'aller à l'infirmerie. Je ne compte plus les contusions, les injures, les plaies. Je laisse tout ça pourrir de l'intérieur. Je ne me laisse pas faire par les vipères, seulement je me retrouve bien vite incapable de répliquer, acculée au mur par une bande de cinq ou six serpents. Leurs baguettes magiques ne leur servent à rien, j'imagine qu'ils ne trouvent jouissance qu'en sentant ma peau brûlante sous les jointures de leurs poings.
Je croise mon propre regard dans le miroir. Je ne le reconnais plus. Je ne me reconnais plus. Je suis brisée.
Délaissant la lame de rasoir sur le rebord glacé du lavabo, je sors fébrilement de ma poche un paquet de cigarettes à moitié vide. La première bouffée se fait salvatrice. De nouveau, je respire. Avec un faible sourire, je fantasme à l'idée d'écraser mon mégot fumant sur l'oeil de l'une de ces garces. Mon ventre meurtri se détend, peu à peu.
Je n'avais peur de rien, j'ai à présent peur de tout. Je ne fais que porter un masque qui s'effrite un peu plus chaque jour.